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dans cette solitude grandiose. Les charbonniers s’y livrent librement à leur industrie destructrice. Bientôt de nouveaux pâturages remplaceront la forêt et iront rejoindre les pâturages voisins, qui s’étendent presque à l’infini dans cette contrée remplie de troupeaux. Au sortir de la forêt, nous cheminons encore au milieu de collines et de plateaux dont la ressemblance avec ceux du Cantal me frappait de plus en plus. La bise qui soufflait sur eux, la pluie qui nous fouettait le visage, complétaient la ressemblance. Nous nous arrêtâmes sur un point élevé, aux environs de la k’oubba de Lella-Mîmouna-Taguenaout, près de laquelle se tient, chaque mercredi, el Arbâa, le marché le plus fréquenté du Gharb. La k’oubba de la sainte, entourée de cactus, est tout à fait charmante; on dirait un de ces jolis oratoires ensevelis dans la verdure qu’on rencontre dans nos campagnes de Provence et qui semblent être les sanctuaires d’un culte, non de sacrifices, mais de mystérieuses et poétiques émotions. Le fait est que la légende de Lella-Mîmouna-Taguenaout n’est pas de celles qui portent à la tristesse et aux vertus pénibles. Lella-Mîmouna était à la fois d’une grande beauté et d’une piété profonde; sa beauté l’inclinait à l’amour, sa piété lui fit choisir pour objet de sa passion un marabout renommé, Sidi-Bou-Selham, qui vivait au bord de la mer, entre Rbat’ et El-Arâïch, en un lieu où l’on vénère aujourd’hui sa k’oubba. Mais elle ne pouvait se présenter à lui et lui faire l’aveu de sa flamme et de ses désirs, sans risquer d’être éconduite par un homme aussi dévot. Elle supplia donc le ciel de la transformer en une négresse horrible, et c’est dans cet état qu’elle vint offrir à Sidi-Bou-Selham de faire sa cuisine et de s’occuper de son modeste ménage. Comment le chaste personnage aurait-il flairé la tentation? Il accepta donc sans hésiter les services de Lella-Mîmouna, pensant que ce serait une mortification de plus que d’avoir constamment sous les yeux une femme aussi laide. La nuit venue, Lella-Mîmouna reprit sa forme véritable, se revêtit de toute sa beauté, bornant là d’ailleurs ses vêtemens, et s’offrit ainsi aux regards troublés de Sidi-Bou-Selham en lui disant : « Pour te récompenser de ta sainteté, Dieu a décidé que tu posséderais dès cette terre une hourri céleste, et il m’envoie te donner un avant-goût des joies du paradis. » Cette fois, le marabout n’hésita plus : peut-on refuser les présens de Dieu? Le jour, Lella-Mîmouna se changeait en négresse ; la nuit, elle redevenait une adorable maîtresse. Le saint et la sainte vécurent de la sorte durant de longues années, jusqu’au jour où ils allèrent s’enivrer, dans un monde meilleur, des plaisirs dont ils avaient déjà si largement usé dans ce monde-ci.

Telle est l’histoire édifiante que m’a racontée le fkih, c’est-à-dire l’écrivain arabe de la légation de France, le surlendemain