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finesses, il emploie toutes les élégances de la langue, et, conformément à la rhétorique arabe, il entremêle ses discours de citations du Coran, d’imitations du roman d’Antar, de réminiscences poétiques qui s’épanouissent au milieu de ses phrases comme les plus amusantes décorations sur l’architecture des mosquées. Les Marocains, au contraire, même les plus cultivés, sont tombés si bas qu’ils n’usent plus que d’une sorte de jargon dégénéré rempli de locutions barbares, de mots espagnols, de fautes grossières contre le dictionnaire et contre la grammaire. Dès les premiers mots de M. Féraud, les deux Marocains avaient été fascinés. « Où donc as-tu appris à parler ainsi? » lui disaient-ils. Et quand M. Féraud leur répondait : « En France ! » leur surprise ne connaissait plus de bornes. Elle a été pourtant plus vive encore, au moment où M. Féraud s’est mis à leur raconter leur propre histoire d’après le Roud El-Kartas, Ibn-Khaldoun, etc. : « Mais nous n’avons pas ces livres ! s’écriaient-ils. Mais on a de la peine à les trouver même à Fès ! Mais où donc te les es-tu procurés? » Et quand M. Féraud leur répondait encore: « En France, où on les imprime, où on les commente, où on les traduit ! » ils avaient tout l’air de se demander si décidément la France n’était pas une nation merveilleuse, plus arabe que l’Arabie même. Profitant de ses avantages, M. Féraud continuait, accumulant les beautés oratoires, mimant ses paroles avec les intonations, les mouvemens, les gestes, les éclairs du regard des plus savans tolba. Ce qu’il disait à ses interlocuteurs semblait leur paraître exquis à écouter. Et, cependant, le fond de son discours était celui-ci : — « Je suis Arabe, plus Arabe que vous ; je connais votre religion, je l’aime et la respecte; je connais vos mœurs, je les estime; vos habitudes, je m’y soumets ; je suis affilié à vos ordres religieux, et c’est avec joie que je passe ma vie au milieu de vous. Mais il y a une chose qui me déplaît fort chez vous, et la voici : Vous savez que la capucine est, à vos yeux, l’emblème du gouvernement par la ruse et par l’injustice. Elle pousse en France, j’en conviens; mais dans de fort petits pots, où elle ne saurait grandir, où elle s’éteint et dépérit. En arrivant en Afrique, au contraire, j’ai vu qu’elle était semée en pleine terre, qu’elle prenait partout, qu’elle envahissait, qu’elle dominait tout. Elle rampe sur les routes, s’étale dans les champs, couvre les jardins, grimpe sur les murs, passe par toutes les fissures et s’insinue jusque dans les appartemens les plus retirés. Chez les pachas surtout, on la rencontre de la cave au grenier; c’est là sa terre privilégiée. Tenez, ne la voyez-vous pas venir ici même assistera notre conversation ? » Et, en effet, les Marocains regardaient ébahis les colonnettes de leur kiosque, sur lesquelles grimpaient insolemment d’audacieuses capucines. « Eh bien ! ajoutait M. Féraud, vous savez que j’arrive de Tripoli. Je m’y suis habitué