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arbres, mais remplie de fleurs de toutes sortes au point qu’il était impossible de faire un pas sans en voir paraître des milliers, d’une fraîcheur et d’une beauté ravissantes. Plus nous avancions, plus nous entrions dans la montagne. Nous devions faire halte au tombeau de Sidi-el-Yemani, célèbre marabout qui s’est illustré, paraît-il, lorsque le prince de Joinville bombarda Tanger, par un exploit bien remarquable, dont l’histoire a tort de ne pas faire mention. Chaque fois qu’un boulet parti de nos canons arrivait sur la ville, le marabout le recevait dans la main et le déposait tranquillement à terre. De cette manière, aucun d’eux ne porta, et le bombardement fut manqué. Le fait est certain; on peut voir encore sur le tombeau du saint homme les boulets qu’il a si miraculeusement rendus impuissans. Il y en avait jadis un fort grand nombre, il n’y en a plus aujourd’hui que trois, mais ces trois sont un témoignage suffisant de la vérité d’un événement que, malgré mes répugnances de Français, je me vois forcé de faire connaître à l’Europe, qui l’ignorait. Le tombeau de Sidi-el-Yemani est d’ailleurs situé dans un lieu charmant, abrité d’oliviers admirables, d’où l’on jouit d’un merveilleux panorama de montagnes. Le saint se repose de ses prouesses au milieu des fleurs et de la verdure, dans un des plus sourians paysages de tout le Maroc.

Nous avions eu le dessein de nous reposer aussi en cet endroit, mais nous étions pressés d’aller plus loin, et d’ailleurs un grand marché qui se tenait aux environs nous rendait le lieu peu agréable. Nous ne nous arrêtâmes donc que le temps de recevoir le caïd ou plutôt le califa (second du caïd) d’El-Arâïch, qui arrivait avec son goum pour remplacer auprès de nous l’escorte de Tanger. Cette réception ne se passa pas sans donner lieu à une petite scène de mœurs des plus instructives. Nous étions descendus de cheval pour regarder le tombeau du marabout, et nous attendions à pied le califa qui n’arrivait pas. Tout à coup, il apparaît entre deux collines, au milieu d’un groupe de cavaliers blancs. C’était un homme d’une taille élevée, à figure longue et dure, vêtu d’un magnifique costume d’une élégance et d’une finesse qui dénotaient la plus grande richesse. Notre caïd raha s’avance vers lui d’un air sévère. Le califa lui fait les salutations ordinaires, prenant sa main, puis baisant la sienne pour indiquer combien il la trouvait honorée par cet attouchement. Le caïd raha, de son côté, n’oublie pas un seul point du cérémonial. Mais à peine a-t-il fini qu’il accable d’injures celui qu’il vient de saluer si amicalement et lui reproche, dans des termes d’une inimaginable grossièreté, de n’être pas arrivé à temps au rendez-vous. Cela fait, il s’avance avec lui jusque vers M. Féraud, auquel il dit : « Voici le califa d’El-Arâïch. » — M. Féraud était à pied ; le califa restait à cheval. C’était une