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du moins en apparence. Soyons toujours les alliés du chérif d’Ouezzan; élevons, comme nous le faisons, ses fils dans nos lycées; donnons-lui toutes les marques possibles de notre bienveillance; mais ne le compromettons pas au point que, lorsqu’il circule au milieu de ses disciples prosternés, quelques-uns d’entre eux, se rappelant qu’il a bu beaucoup, qu’il a épousé une Anglaise, et qu’enfin il s’est mis sous notre protectorat, sentent peut-être un doute terrible envahir leur âme et se disent avec inquiétude : « Après tout! s’il était chrétien? »


II. — DEPART POUR FÈS.

Il pleuvait! j’étais depuis plus de dix jours déjà à Tanger, et la pluie tombait toujours, et le ciel étendait toujours son linceul de nuages noirâtres sur une ville assombrie ! Cependant la caravane qui devait nous escorter à Fès était arrivée ; elle avait fait la route avec une lenteur désespérante, mettant des journées à traverser les fleuves débordés, tombant sans cesse dans des fondrières, se perdant dans des marais ; à son entrée à Tanger, elle était tellement couverte de boue, que le caïd qui la commandait vint nous prier de pas venir la visiter avant qu’elle eût procédé à un nettoyage général, qui devait demander beaucoup de temps. C’était un fort bel homme que ce caïd, un des types les plus remarquables du Maroc, avec sa taille gigantesque, sa tête énorme et tout son corps, dont les dimensions rappelaient celles d’un mastodonte. Il aurait été monstrueux s’il n’avait pas été si grand. Mais il dépassait pour le moins de la tête les plus élevés d’entre nous. Tout était proportionné en lui : sa figure large, ornée d’une barbe grise; son cou de taureau, son immense poitrine; ses jambes solides comme des colonnes, et dont les chevilles semblaient atteintes d’éléphantiasis, tant elles étaient enflées et charnues. Ce colosse, du reste, avait l’air du meilleur enfant du monde ; sa bouche souriait toujours, et son œil brillait de la plus franche gaîté. Nous n’avons jamais eu qu’à nous louer de lui, bien que nous ayons pu constater des hauts et des bas dans son amabilité, suivant que nous paraissions plus ou moins en faveur auprès du sultan. Il n’eût pas été sans cela un véritable Marocain! Il avait toute la force, mais en même temps toute la lourdeur de ce peuple dans les veines duquel ne coule presque plus de sang arabe et qui est assurément le plus dégénéré des peuples musulmans du nord de l’Afrique. Il s’appelait, de son nom personnel, le caïd Ghazi, et, du nom de sa fonction, le caïd raha, ce qui signifie caïd du campement. Toutefois, le terme est assez obscur, Rah voulant dire moulin. Il est donc possible que le caïd Raha soit le caïd d’un corps qui moud, la