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aux illusions, et tout estompé de mystère, afin de les rendre moins fugitives? Les salles communes de celui de la kasbah ne sont pas moins ravissantes que les petites chambres séparées ; il y en a de toutes les formes, rondes, carrées ou polygonales ; il y en a de toutes les décorations. Enfin, une terrasse couverte, que supportent des colonnes de marbre, donne sur un petit jardin, où l’on entre par une porte du plus beau style, qui semble être là dans le seul dessein de rappeler que les Arabes ont su faire grand, s’ils ont excellé dans le joli. Mais l’impression dominante qu’on emporte du palais du gouverneur de Tanger, c’est qu’ils ont su donner à la vie tout ce qu’elle peut contenir de jouissances; c’est qu’ils ont été les premiers des maîtres dans l’art de savourer le plaisir.

Au reste, ils n’ont pas moins perdu cette supériorité-là que les autres. Le harem de la kasbah tombe en ruines, ses décorations s’écaillent, ses mosaïques se détachent des murs, où il ne restera bientôt plus trace de leur inimitable dessin et de leur fin coloris. On le quitte à regret, convaincu que, sous peu, il n’existera plus. Lorsqu’on se retrouve dans la cour du palais, les gardiens, pour varier vos plaisirs, vous conduisent à la prison. On n’y pénètre pas, mais on peut l’examiner à loisir par une petite fenêtre grillée, qui sert à satisfaire la curiosité des touristes et qui permet aussi aux parens des condamnés de porter à ceux-ci quelque nourriture. Comme l’autorité les abandonne absolument à leur sort, ils périraient de faim si leur famille ne pourvoyait ainsi à leurs besoins. C’est un spectacle absolument hideux, sombre et répugnant que celui de ces malheureux entassés dans une demeure infecte, couverts de crasse et de vermine, vêtus de haillons, manquant souvent de pain, et toujours d’air, de lumière et de soleil. Pour le motif le plus futile, les uns sont plongés dans ce bouge horrible durant de longues années ; les autres doivent y passer toute leur vie. Je laisse à deviner l’existence de ces derniers. Au bout d’un certain temps, la charité de leurs parens et de leurs amis s’émousse; on oublie de leur porter des vivres ; ils périssent lentement d’inanition. Le gouvernement n’en a cure ; une fois qu’il a enfermé un prisonnier, il ne songe plus à lui. Les geôliers ne s’en tourmentent pas davantage. Ce n’est que lorsqu’il est mis en liberté que ces derniers consentent à s’en occuper, et savez-vous pourquoi? Uniquement pour lui réclamer un droit de geôle, plus ou moins élevé, nommé sokhra. Il ne suffit pas d’avoir été prisonnier ; il faut encore payer pour l’avoir été. Je me rappelle avec quelle outrecuidance, ou plutôt avec quelle naïveté, les geôliers de Fès poursuivirent un jour jusque dans le palais que nous habitions un Algérien que le cadi de la ville avait fait jeter en prison, contrairement au droit et en violation des traités, et dont M. Féraud, dès son arrivée dans