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avec sa ceinture de cactus, ses fortifications pittoresques, ses minarets dorés, ses terrasses et ses palmiers. En m’embarquant à Gibraltar, le cœur me battait. Je dois confesser pourtant que le ciel était fort gris et qu’un gros nuage couvrait le rocher. Mais tout cela allait se dissiper dans le détroit ! Le bateau file, une heure se passe : chose étrange ! Loin de diminuer, le brouillard augmente ; bientôt même, la pluie commence à tomber noire et lourde ; à mesure que nous avançons, elle devient plus violente ; des torrens d’eau s’abattent sur le pont. Nous stoppons ; il paraît que nous sommes arrivés. Je regarde avec épouvantement le rivage obscur. Cette masse sombre, d’un affreux ton d’encre de Chine étendue d’eau, sur laquelle s’abattent toutes les cataractes du ciel, c’est Tanger, la brillante Tanger, Tanger la belle, Tanja-el-Bahja, ainsi que l’appellent les Arabes ; c’est la rivale victorieuse du Caire, c’est la ville chère à Henri Regnault, c’est la patrie préférée de tant de coloristes! À cette vue, j’en conviens, j’ai presque douté de Sidi-Okba, et peu s’en est fallu que, sans descendre du bateau, je ne reprisse à jamais désenchanté le chemin de l’Europe.

J’aurais eu tort, à coup sûr, car le Maroc m’a offert bien des compensations à son mauvais climat. Mais l’opinion que je me suis faite d’emblée de ce dernier ne s’est pas modifiée par la suite. Il paraît que l’hiver a été excessivement pluvieux cette année au Maroc : depuis le mois de novembre, on y a vécu en plein déluge, sans arche de Noé pour éviter l’inondation. Mais, tous les hivers, la pluie tombe abondamment pendant deux mois au moins; les autres mois, une humidité fort malsaine règne un peu partout. Je n’en veux pour preuve que les trop nombreux Européens rhumatisans qui habitent le pays ! Je n’ai rien remarqué de pareil au Caire, ni à Damas, ni à Beyrouth. Dieu garde donc les poitrinaires de la malencontreuse idée d’aller s’établir à Tanger! Quant aux peintres, ils peuvent encore tenter l’aventure. j’en ai vu, il est vrai, qui, durant tout l’hiver dernier, n’avaient pu travailler que trois ou quatre fois à peine en plein air ; mais il semble bien qu’il n’en soit pas toujours ainsi ; l’exemple d’Henri Regnault, de M. Benjamin Constant et de quelques autres est rassurant. Or, lorsque la pluie cesse et que le soleil revient, il est incontestable que Tanger est pour les peintres une mine inépuisable d’études; non que la lumière d’Orient y brille, — ceux qui disent cela ne se doutent même pas de ce que c’est que la lumière d’Orient, dont l’intensité est telle qu’elle éteint les couleurs et ne laisse plus subsister que des nuances si délicates qu’on ne saurait songer à les reproduire, — mais parce qu’une lumière bien différente de la lumière d’Orient, une vraie lumière d’Occident, vive, puissante et forte, y projette sur chaque chose des tons d’une merveilleuse vigueur. Un jour que j’étais monté à la