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divisé en deux fractions presque égales ayant des programmes opposés et des agens électoraux qui se combattent dans les départemens. Si on ajoute maintenant les députés de la droite, on trouve une assemblée partagée en trois partis qui comptent à peu près le même nombre de membres. Dans une telle situation, il est impossible de former une majorité capable de résoudre les questions qui s’imposent. Que va donc faire, dans son impuissance, ce parlement? Il va faire des questions, des interpellations et de l’épuration.

On l’a déjà vu à l’œuvre; son travail législatif pourrait presque se résumer en trois interpellations sur la grève de Decazeville, sur les chemins de fer et sur les princes. On a vu l’heureuse influence exercée sur la grève par l’intervention de la chambre; la longue et remarquable discussion sur les tarifs de chemins de fer n’a pu aboutir à aucun résultat, les orateurs qui ont pris part à ce débat le savaient mieux que personne. La question peut s’expliquer en peu de mots : les six grands réseaux français, les seuls qui soient en cause, ont des revenus acquis en vertu de conventions qu’il ne dépend pas de l’une des parties de rompre, et, parmi eux, quatre sont presque désintéressés des tarifs et ont leurs dividendes garantis par les contribuables français ; mais, de même qu’on a cru politique d’affirmer ses sympathies pour les ouvriers de l’Aveyron et de se poser en adversaires des chefs d’industrie, on pense qu’il est populaire d’attaquer les grandes compagnies et ce qu’on est convenu d’appeler la féodalité financière. On se soucie peu de savoir si la fortune mobilière, qu’on menace vainement, n’est pas peut-être plus divisée que la terre, et s’il n’est pas aussi ridicule de parler des hauts barons de la finance, quand il s’agit des porteurs de titres de chemins de fer, que de dénoncer à la haine populaire la propriété foncière parce que, à côté des millions de paysans propriétaires, il y a encore quelques grands domaines. La réalité importe peu ; une seule chose intéresse les politiciens : il faut montrer qu’on est l’adversaire de toutes les forces accumulées par les générations précédentes, de tout ce qui a grandi dans la société actuelle, de toutes les inégalités sociales. On enseigne que la misère du grand nombre a pour cause la fortune de quelques-uns; on pense se faire passer pour un ami du peuple en soulevant les classes les unes contre les autres, et on croit surtout assurer sa réélection. Ces apôtres de l’égalité des conditions devraient se rendre dans les régions où elle règne encore; ils trouveraient réalisé dans l’état sauvage leur idéal de misère commune et d’abrutissement.

Les politiciens qui demandent l’expulsion des princes montrent, par la défiance qu’ils manifestent vis-à-vis de la nation, qu’ils ont le