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tentée par MM. de Sémonville et d’Argout, dont on n’apprit, d’ailleurs, aucune autre nouvelle. Je ne sais qui vint annoncer que le ministère allait mettre Paris en état de siège, ce qui était vrai, mais ne l’était qu’à demi: la résolution en avait été prise dans la soirée; mais le duc de Raguse ayant annoncé que tout était rentré dans l’ordre, on avait remis au lendemain l’expédition de l’ordonnance à Saint-Cloud. Je rentrai chez moi vers minuit sans rencontrer ni troupe ni attroupement.

La nuit fut paisible dans nos quartiers, paisible même aux Champs-Elysées et dans le faubourg Saint-Honoré, car en allant vers les dix heures, chez M. Guizot, qui demeurait rue de la Ville-l’Évêque, je ne remarquai aucun symptôme d’agitation[1]. Je trouvai M. Guizot dans son cabinet, occupé à mettre au net le projet de protestation dont il avait été chargé la veille; à côté, dans le salon, se trouvaient plusieurs de nos amis, entre autres M. de Rémusat et M. Cousin disputant assez vivement; nous vîmes entrer, au bout d’un quart d’heure, un rédacteur du National qui depuis s’est fait un nom, M. Carrel, homme d’esprit et de cœur, mais dont la conduite en 1823 pouvait être diversement appréciée : — « Tout est fini, pour cette fois, nous dit-il tristement; le gouvernement est maître du terrain ; mais patience ! il n’est pas au bout. » Nous continuâmes à raisonner pendant quelque temps sur les chances du présent et de l’avenir, quand tout à coup les gens de la maison entrèrent en criant qu’on voyait flotter au loin le drapeau tricolore ; nous nous précipitâmes dans la rue, où l’on commençait à entendre beaucoup de bruit, de cris et de tumulte, et çà et là quelques coups de fusil ; en débouchant de la place de la Ville-l’Évêque sur l’extrémité du boulevard, nous aperçûmes, dans l’angle qui faisait face à l’église de la Madeleine, une escouade d’hommes en blouse armés de fusils qui firent mine de nous coucher en joue, puis, voyant que nous étions sans armes, nous firent en riant signe de passer ; à dix pas de là nous vîmes une douzaine de gamins qui escaladaient lestement le clocher, un drapeau en main, et presque au même instant nous entendîmes le tocsin sonner à grand carillon, d’abord à l’Hôtel de Ville, puis à la cathédrale ; le drapeau tricolore flottait déjà sur ces deux édifices.

Qu’était-il donc arrivé ? Rien que de fort simple. Le duc de Raguse

  1. On trouve dans les Mémoires de M. de Chateaubriand, t. IX, p. 222, le paragraphe suivant : « Une réunion du parti monarchique composée de pairs et de députés avait eu lieu chez M. Guizot. Le duc de Broglie s’y trouvait ; MM. Thiers, Mignet et Carrel, quoique ayant d’autres idées, s’y rendirent. Ce fut là que le parti de l’usurpation prononça le nom du duc d’Orléans pour la première fois. » — l’auteur de cette assertion a été mal informé, la réunion fut fortuite; MM. Thiers et Mignet ne s’y trouvèrent pas. Il n’y fut question de M. le duc d’Orléans ni directement ni indirectement.