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admirable talent pour l’action, et, quoique le ministère soit plus libéral que lui, c’est pourtant toujours lui qui mène ; et quand il est question d’agir, même dans un sens opposé au sien, c’est encore lui qui agit, parce qu’il est le seul qui ait de l’action.

« M. de Serre a beaucoup de fermeté ; il ne plie pas, mais il n’a pas l’esprit d’entreprise ; il reste à sa place comme un rocher, mais, comme un rocher, il n’avance pas.

« J’ai eu à dîner M. de Serre, avec deux ou trois jurisconsultes anglais. Il est rude et timide à la fois dans ses manières, et a beaucoup plus l’air d’un Anglais que d’un Français. J’eus beaucoup de peine à faire aller la conversation entre lui et M. Ward (lord Dudley), quoique M. Ward ne demandât pas mieux.

« M. de Serre est grand ; au premier abord sa physionomie n’est point agréable, il a quelque chose de timide dans les yeux qui contraste avec l’expression très prononcée de ses autres traits ; mais quand on le voit de plus près, on découvre une expression sincère et sensible dans ses yeux. Il est d’une admirable simplicité, il a de la rudesse dans les manières, mais point d’arrogance… « Le peu que j’ai vu de Mme de Staël, m’a-t-il dit, m’a plu infiniment ; elle a été très bonne pour moi et m’a invité avenir chez elle, mais j’ai pensé que je me perdrais dans la foule, ou que, si elle me remarquait, je ne pourrais prendre sur moi de rien dire. » Il m’a parlé du livre de ma mère. Il était d’accord avec elle sur une infinité de points, entre autres, sur la nécessité d’un élément aristocratique : « C’est un point, disait-il, sur lequel je diffère de la doctrine. — Mais, lui répondis-je, on ne peut pas créer l’aristocratie. — Sans doute, mais il faut soigner ce qui en reste. Je n’ai presque rien lu, a-t-il ajouté, et je n’ai plus le temps de lire à présent, mais je profite des lectures des autres, et de celles de votre mari surtout. »


« 6 octobre. — M. Villemain a été mercredi soir le plus drôle du monde. Il a dans l’esprit du rapport avec Benjamin Constant ; il lui est impossible de ne rien dire sérieusement deux minutes de suite, et il a dans le corps un dépenaillage inconcevable, comme si ses membres ne tenaient pas non plus bien sérieusement ensemble et qu’à la première mésintelligence ils fussent prêts à s’en aller chacun de son côté… »


« 9 octobre. — M. Guizot m’a dit que M. Decazes était incapable de trahir les gens avec lesquels il marchait ; qu’il n’aimait pas les opinions des doctrinaires, mais qu’il aimait leurs personnes. C’est une créature très originale ; il est entièrement dévoué au roi et le suivrait jusqu’au Kamtchatka.

« Le soir, Benjamin Constant est venu me voir avec M. de La