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que ma présence dans le ministère lui serait plus périlleuse qu’utile, plus nuisible que favorable au succès du plan que nous avions préparé ensemble. Je le priais de placer cette lettre sous les yeux du roi et des ministres encore en exercice ; et je terminais en lui disant que, si ces raisons ne leur paraissaient pas suffisantes, je ne leur refuserais pas mon concours.

J’attendis avec une grande angoisse l’effet de ma lettre. Je fus plus heureux que je n’espérais. M. Decazes m’envoya le lendemain, dans la journée, un billet à lui adressé par le roi, et qu’il m’autorisa à conserver. Le voici : « Je vous renvoie, mon cher comte, la lettre du duc de B…, que j’ai lue avec une satisfaction peu commune. Je ne puis être de son avis sur le troisième point ; on ne peut se montrer plus homme d’état qu’il ne le fait dans cet écrit, et certes c’est de tous les talens le plus essentiel à un ministre. Mais les autres motifs qu’il donne de son refus sont tellement péremptoires, que je suis bien malgré moi contraint d’y céder pour le moment. Une chose me console, c’est la pensée que, dès cette session, le vol qu’il prendra dans le salon de la rue Vaugirard le mettra au-dessus de ces mêmes motifs, et malgré mes soixante-sept ans, j’espère vivre assez pour employer au service de l’état des talens que lui-même ne se contestera plus. À ce soir, mon cher comte ; j’attends avec impatience mais sans inquiétude le résultat de la conférence qui a lieu en ce moment. — Ce jeudi. »

Le résultat ne se fit pas attendre. Le 19 novembre, M. Pasquier remplaça aux affaires étrangères le général Dessolle ; le général Latour-Maubourg remplaça M. le maréchal Saint-Cyr à la guerre, et M. Roy, M. Louis aux finances ; M. Decazes devint président du conseil.

La session s’ouvrit le 25. Le discours du trône annonça en termes formels le projet de loi destiné à réformer, du même coup, la charte et la loi des élections. Le 6 décembre, Grégoire fut exclu de la chambre des députés, après une discussion de la dernière violence ; nous avions fait, mon beau-frère et moi, de vains efforts pour le déterminer à donner sa démission.

Je terminerai cette esquisse bien rapide, quoique bien longue, d’une année bien féconde en événemens pour le pays et pour moi-même par quelque chose de moins aride que cette esquisse. Ce sont des extraits du journal que ma femme écrivait chaque soir, à cette époque ; rien ne peut donner une idée plus exacte de l’état de la société et du mouvement des esprits.

« 19 septembre. — Je m’attendais, après avoir vu les élections dans les papiers, à trouver tout le monde agité…, surtout quand je me rappelais que, l’année dernière, l’élection de M. de La Fayette