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on se persuade que, s’il était là, tout irait mieux, que cet homme plein d’expédiens et de conseils trouverait sûrement un remède aux maux dont on souffre et à ceux qu’on prévoit. Il y a quelques semaines, Londres faisait une manifestation en son honneur. Jamais la fleur jaune qui lui est consacrée n’avait été plus à la mode, n’avait paré plus de boutonnières; jamais tant d’Anglais n’avaient paru disposés à croire que le prétendu saltimbanque était un grand homme d’état, un de ces pilotes expérimentés et sagaces, à qui les vents obéissent et qui trouvent toujours le chemin du port.

M. Ralph Disraeli a été bien inspiré en publiant tout récemment une partie de la correspondance intime de son illustre frère, c’est-à-dire quelques extraits des lettres que l’auteur de Vivian Grey adressait à sa sœur, qui possédait toute sa confiance, et à laquelle il écrivait un jour: « Mes lettres sont plus courtes que celles de Napoléon, mais je vous aime plus qu’il n’aimait Joséphine[1]. » l’éditeur avait bien choisi son moment; il ne pouvait douter que sa publication ne fût goûtée. On lui reproche seulement d’avoir été trop réservé, trop discret, trop avare de son bien. Il a émondé, élagué, supprimé mainte épigramme, il n’a voulu chagriner personne. Les deux volumes qu’il a donnés semblent un peu maigres ; le lecteur reste sur son appétit. Toutefois, si maigres que soient ces lettres écourtées ou tronquées, elles contiennent plus d’un détail curieux sur les commencemens de lord Beaconsfield et elles aident à mieux connaître cet ambitieux de grande race et de haut vol, en qui ses ennemis ne voulaient voir que le plus effronté des intrigans.

Il y a bien des méthodes pour arriver; le point est de réussir. Celle qu’avait adoptée à ses débuts Benjamin Disraeli est fort chanceuse; mais il ne craignait pas les hasards. Il avait résolu de faire, coûte que coûte, beaucoup de bruit autour de son nom. Des allures étranges, des bizarreries de conduite et de costume, un roman plein d’allusions et dont on reconnaissait les personnages, un peu de scandale, un peu d’esclandre, un grand talent mis au service d’une audacieuse fatuité, tous les moyens lui parurent bons pour s’imposer à l’attention d’une société morgueuse qui lui reprochait ses origines et doutait qu’un prophète pût sortir de Nazareth de Galilée. On parla de lui, c’était son plus cher désir; on commenta ses livres et ses actions. En jouant du coude, il s’était ouvert le chemin, il avait pris rang parmi les bêtes curieuses dont on s’occupe. Cet animal rare était doué d’un prodigieux esprit, et après s’être étonné, on admira. Les portes les plus rebelles s’ouvrirent l’une après l’autre; il fut accueilli, fêté, caressé. En peu de mois il était devenu, selon l’expression du temps, un vrai lion, une fine fleur de dandysme.

  1. Lord Beaconsfield’s Home Letters, written in 1830-31. — Lord Beaconsfield’s Correspondence with his sister, 1832-1852. London, 1886; John Murray.