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de 1848, mais qu’on trouverait aujourd’hui bien suranné. Cicéron savait bien qu’en plaidant la cause des belles-lettres, il gagnait celle d’Archias.

Si l’avocat abusait des lieux-communs, il lasserait le juge et se ferait rappeler à la question. Mais, s’il bannissait les idées générales, l’air et la lumière ne circuleraient plus dans sa plaidoirie. Il s’agit seulement de relier la thèse générale aux faits particuliers de la cause. C’est ainsi que Jules Favre, plaidant devant la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, relie avec un art merveilleux une profession de foi religieuse à la plus véhémente attaque contre les procédés de l’instruction préparatoire[1] : « Ah ! nous sommes tous ici unanimes : ne pas croire en Dieu, c’est un immense malheur, et l’homme qui a dépouillé toute croyance erre dans le monde sans boussole et sans lumière, condamné à la satisfaction grossière de ses appétits matériels, ou n’ayant pour le soutenir que l’appui dangereux d’une philosophie décevante. C’est précisément parce que j’y crois, parce que je le vénère et je le respecte, parce que les choses religieuses m’apparaissent plus grandes et plus saintes que les voir profanées est pour moi le plus affligeant spectacle. Quoi ! au moment où cet homme va approcher de l’eucharistie, quand il croit recevoir Dieu en lui ; quand, dans sa conscience, dans son cœur, dans son être, tout doit appartenir à ce grand acte, quand il ne doit, avoir que des paroles de mansuétude et de pardon, la justice est là, elle se place entre l’hostie et les lèvres du mourant, elle empêche Dieu d’arriver jusqu’à sa créature, afin d’y surprendre la parole qu’elle opposera plus tard à l’accusé. Profanation ! » La tirade du début n’est plus une digression, car l’orateur a précisément puisé dans son apologie des croyances chrétiennes le droit de s’indigner contre ceux qui ont abaissé la religion à un simple moyen de procédure, et de faire partager son indignation.

Loin de sentir le poids des années, Jules Favre se rapprochait sans cesse, en vieillissant, de l’idéal qu’il avait poursuivi. Plus il a plaidé, mieux il a plaidé. Le défenseur de l’agah Bel-Hadj (août 1857)[2], dénonçant les abus des bureaux arabes, demandant justice et protection pour la race conquise, signalant à l’Algérie, « l’aube rayonnante d’un nouveau jour dans laquelle il voit poindre l’image de la loi substituée à l’arbitraire, » laisse bien loin derrière lui le fougueux avocat de 1833. Mais, à notre avis, le défenseur des grands chefs arabes devant la cour d’assises de Constantine efface encore l’avocat de 1857. Sans perdre un seul des dons qu’il

  1. On avait interrogé le témoin Maurice Roux après l’avoir fait communier.
  2. Procès du capitaine Doineau et de ses coaccusés. Cour d’assises d’Oran.