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universel ? Jadis, dans les petits centres électoraux où l’on comptait quelques centaines de voix, la richesse, la grande propriété, l’influence du nom, l’espoir des bienfaits municipaux pouvaient créer des fiefs à vie, quelquefois même des royautés héréditaires. Il y avait pour cela une « recette » traditionnelle : une école pour la commune, une cloche pour l’église, une bourse pour le neveu de l’adjoint et cet éternel bureau de tabac... Mais quel est le spéculateur assez hardi, assez fou pour tenter de corrompre tout le monde? Le danger, pour le suffrage universel, n’est pas dans la corruption qui achèterait une voix sur cent mille, mais dans la corruption morale qui s’adresse aux masses, dans la fausse monnaie de doctrines insensées avec lesquelles les ambitieux achètent et perdent les multitudes. Telle est la thèse que M. Rousse développe avec cette droiture d’esprit et cette élégance de langage qui lui sont naturelles. Onze ans plus tard, quand il défend devant la cour d’assises de la Seine Trabucco, impliqué dans un complot contre la vie de l’empereur, son talent s’est encore épuré. Je ne sache pas qu’on ait jamais pallié avec plus de grâce les fâcheux « antécédens » d’un accusé : « Il répudia son nom vulgaire et malvenu de Trabucco pour y substituer le nom symbolique et touchant de Bélisaire. Un jour, pressé par le besoin, le pauvre Bélisaire prit l’obole au lieu de l’attendre. Il fut condamné, c’est vrai, et, pendant un an, il alla étonner de ses concerts attristés les murs silencieux de Mazas, où il avait obtenu de donner des concerts — cellulaires — à ses compagnons de captivité. » Les concerts, cellulaires ou non, deviennent un admirable instrument de défense. Trabucco n’est plus, ou peu s’en faut, qu’un joueur de cor : « Il côtoie l’Italie, envoyant aux rivages de son cher pays ses fanfares patriotiques, charmant le gaillard d’avant de sa bonne humeur et des chansons joyeuses de Castellamare et de Sorrente. » Ce n’est pas seulement un musicien, c’est encore un Napolitain, et peut-on prendre au sérieux les bravades retentissantes qui résonnent à vide sur les dalles de la Chiaïa et de la rue de Tolède? Ne sait-on pas que pour jouer un rôle, pour arrondir une période sonore, pour foire le héros de théâtre, le dernier des lazzaroni jouerait, sans y songer, sa liberté et sa vie? Il faut pourtant se rendre à l’évidence : les Napolitains eux-mêmes s’occupent quelquefois de politique; mais c’est, de leur part, un travers incompréhensible.

Je ne crois pas qu’un autre avocat ait, dans tout le XIXe siècle, manié la langue française comme M. Rousse, et c’est peut-être sa qualité la plus rare. Notre langage, celui du palais, est, qui l’ignore? à moitié barbare, et puis il n’est personne qui, après avoir été pris dans les broussailles de la procédure, en sorte tout entier. Quelques-uns se défient d’eux-mêmes et se surveillent : mais qui ne