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pour expliquer la conduite de Guillot, l’amour qui l’avait entraîné vers Mlle de Jeufosse ! Quelle éloquente théorie de la légitime défense et quelle protestation indignée contre les hommes qui, abaissant la pensée du législateur, ne voient d’autres trésors à défendre contre les malfaiteurs que la serrure d’un coffre-fort ou les fruits d’un potager! On reprochait à Mme de Jeufosse de ne s’être pas bornée à poursuivre les diffamateurs de sa fille : comme il démontre que cette façon de repousser la calomnie, bonne pour les gens mûrs qui se présentent devant la justice-avec l’autorité d’une vie entière, devient impraticable pour une jeune fille à peine entrée dans la vie, encore placée sous l’aile de sa mère, et dont l’innocence ne peut pas être débattue dans des plaidoiries contradictoires! Enfin, quand il s’agit de persuader au jury que Mme et Mlle de Jeufosse resteront, quoi qu’il advienne, les plus malheureuses des femmes, il trouve des accens inimitables et nous ressentons, comme au jour de l’action, ce que les auditeurs ont ressenti. Cette fois, le temps n’a pas glacé sa parole, et du moins ce chef-d’œuvre a prévalu contre « les rabais de l’avenir. »

Berryer avait rencontré pour adversaire, dans l’affaire des marchés de la guerre d’Espagne, un avocat devant lequel les nations ne se sont pas prosternées, mais qu’il ne faut pas laisser déchoir du rang où ses contemporains l’avaient placé : j’ai nommé Philippe Dupin. Celui-ci ne fut pas, à proprement parler, un avocat d’assises. Sa Milonienne est assurément le plaidoyer civil qu’il prononça devant le tribunal de la Seine (janvier 1832) pour le jeune duc d’Aumale contre les prince de Rohan, demandeurs en nullité du testament du duc de Bourbon. Ce fut la joute de l’éloquence nouvelle, beaucoup moins correcte, mais plus vive et moins apprêtée, contre un des derniers représentans de l’ancienne éloquence, cet Hennequin dont on a dit qu’à force d’épurer son langage il laissait l’or dans le creuset. Dupin, en même temps qu’il écrasa d’ineptes calomnies, porta le coup mortel à la rhétorique sentimentale et nuageuse du XVIIIe siècle. Il excellait dans ces grands procès civils où il faut convaincre un certain nombre de gens éclairés plutôt que remuer les passions populaires. Cependant il serait injuste de ne pas signaler les deux procès qu’il plaida devant la cour d’assises de la Seine : le 24 janvier 1820, pour le Constitutionnel, accusé d’outrage à la morale publique; le 29 octobre 1831, pour Casimir Perier et le maréchal Soult, contre Armand Marrast, accusé de diffamation. Le premier de ces plaidoyers se distingue par l’habileté consommée de la composition, qui caractérise le talent de Philippe Dupin : nul ne sut plus nettement concevoir un plan de bataille ni l’exécuter plus vigoureusement ni proportionner