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« Ah ! maman reviendra bientôt ; comme elle tarde longtemps ! » Oh! messieurs, il est des souffrances horribles qui déchirent le cœur. Mais je m’arrête, je ne veux pas attendrir cet auditoire. » Cette péroraison, trop sentimentale, appartient à Me Lachaud. Mais on la lui a mille fois empruntée.

Quel intéressant sujet d’étude, pour les orateurs contemporains, que l’histoire de notre éloquence judiciaire ! Scolastique et pédantesque au XVe et dans la première partie du XVIe siècles, surchargée de citations qu’on emprunte surtout à la Bible, encore alourdie par un abus de divisions et de subdivisions faussement symétriques qui, sous prétexte de guider le juge, l’égarent dans un labyrinthe inextricable. C’est l’époque où, pour justifier l’assassinat du duc d’Orléans, Jean Petit croit devoir invoquer douze raisons parce qu’il y a douze apôtres. La renaissance arrive, et, s’il faut en croire un fin critique, « la langue du palais se détend et s’articule. » A vrai dire, on cite plutôt les livres classiques que les livres saints, mais l’érudition n’est pas moins encombrante, l’éloquence judiciaire moins froide et moins guindée. C’est l’époque où Barnabé Brisson, pour établir qu’il n’est pas permis de violer le domicile d’autrui, invoque en même temps les Grecs, les Juifs, les Romains, Hérode, Josèphe et Tacite; où Jacques Aubery, pour montrer que le baron d’Oppède n’aurait pas dû condamner plusieurs personnes sans les avoir fait citer, déclare que Dieu lui-même, avant de statuer sur le sort d’Adam, l’avait fait citer devant lui, « combien que tout lui fût notoire. » Au XVIIe siècle, le goût s’épure, je l’avoue, mais bien lentement. Il n’est pas de pire exorde que celui d’un grand plaidoyer prononcé en 1660 par le célèbre Gaultier, dont a parlé Boileau. L’illustre Denys Talon, quinze ans plus tard, fait encore défiler dans une digression insupportable, sans choquer qui que ce soit, David, Achab, Naboth, Miphisobeth, le chapitre XII du Deutéronome, etc. A côté d’eux, Patru fut un réformateur; il chassa du palais le pédantisme grotesque et polit le langage ; mais quelle majesté fatigante! quelle monotonie dans l’élégance! quelle recherche dans la correction ! c’est la période des longs procès, qui occupent quarante ou cinquante audiences, des mots « longs d’une toise » et des harangues interminables. Au XVIIIe siècle, on abrège les audiences, les mots et les phrases : on ose improviser, et Gerbier, dont on n’a pas pu recueillir un seul discours, plane « au-dessus de tout ce que le barreau avait eu d’orateurs célèbres[1]. » La « nature » est à la mode, mais plutôt que le naturel. L’éloquence

  1. Dupin aine. Il est vrai qu’il ajoute : « Malheur à Gerbier peut-être, si la sténographie eût existé de son temps! »