Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/619

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il le raille et, supposant que ce criminaliste ait dû prendre le lit, il l’apostrophe ainsi : « n’appelle pas, au nom du ciel, un médecin prévenu par ses habitudes et par sa pratique, ne l’appelle pas !.. Si tu veux appliquer à ta guérison le critérium du bon sens, fais venir à l’instant le robuste Asturien qui dirige le magasin de charbons d’en face, et tu verras comment cet homme, qui ne sait rien de ses propres plaies ni des plaies d’autrui, réussira à guérir ton mal. » La comparaison n’est pas décisive. Il faut avoir étudié la médecine pour guérir les maladies, comme le droit pour appliquer les lois. Mais, quand il s’agit de discerner si tel ou tel a commis un vol ou un meurtre, il n’est pas nécessaire d’avoir passé cinq ans à l’école et coiffé le bonnet de docteur. Quand on passe sa vie à juger, on fait de la « jurisprudence, » ce qui signifie qu’on se forge, après beaucoup de réflexions, un ensemble de règles par lesquelles on arrive ou l’on croit arriver à la découverte de la vérité. La magistrature de l’ancien régime était ainsi parvenue à construire un système de preuves légales, qui fut bafoué par Voltaire et flétri par Servan. Elle ne condamnait ou n’acquittait que d’après certains procédés, étiquetés avec soin dans des in-folio vénérables, et dont elle ne pouvait pas se départir. C’est ce dont le jury n’est pas capable. Il ne se dira jamais que tel jour, à telle heure, il a condamné dans les mêmes circonstances et qu’il se doit à lui-même de ne pas changer sa ligne de conduite ; c’est, dans certains cas, une supériorité, parce que le respect des précédens, utile dans le jugement du droit, est souvent périlleux dans le jugement du fait. Où le juge est enclin à voir des catégories, le jury n’aperçoit qu’une affaire et qu’un homme. Il se trouve ainsi, à certains égards, dans de meilleures conditions pour juger l’homme et l’affaire.

Ce qu’on peut légitimement reprocher au jury, c’est d’abord l’inégalité dans la répression. Son tempérament change avec les circonscriptions judiciaires. Les citoyens d’un même pays, sous un régime de complète égalité, ne subissent donc pas les mêmes châtimens pour avoir enfreint les mêmes lois. Le jury des Pyrénées-Orientales entend ignorer comment le jury de l’Aisne se comporte : ni l’un ni l’autre ne se soucient de la statistique ou ne s’embarrassent des moyennes. Ce n’est pas là, d’ailleurs, une question d’amour-propre local, car le jury d’une session, dans un même département, ne s’inquiète pas non plus de ce qu’a fait celui de la session précédente. Celui d’hier écarte à sa guise les circonstances aggravantes, afin de modérer la peine ; celui de demain croit, en les écartant arbitrairement, excéder son droit : l’un donne des circonstances atténuantes à tous les accusés, l’autre les accorde ou les refuse, selon la gravité des crimes. Bien plus, dans le cours de la même session,