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inexpérimenté et modeste de le faire longtemps, mais de dégager de leur for intérieur, avec toute la sincérité possible, l’impression personnelle qu’ils ont reçue de ces choses. C’est lorsque le paysagiste est arrivé à cette pleine possession de lui-même, qu’il est vraiment un maître, c’est alors qu’il fait rayonner dans son œuvre une émotion communicative dont une partie de la nature se trouve tout à coup éclairée. Pour arriver à ce résultat il faut des habitudes studieuses, une curiosité obstinée, une franchise de tous les instans avec soi-même ; mais, quand on possède ces qualités, il est rare qu’on ne trouve pas son heure, il est rare qu’on ne donne pas à la fin sa note à soi, plus ou moins éclatante, plus ou moins profonde, mais du moins grave et originale. Les paysages où se manifeste, dans sa pleine maturité, avec une science sûre, une personnalité intéressante, sont assez nombreux au Salon. Avec ceux de MM. Vollon, Bernier, Harpignies, Hanoteau, de Curzon, Pointelin, Lansyer, Busson, Grandsire, Jacomin qui sont coutumiers du fait, nous signalerons le Plateau de la Montjoie, de M. Pelouze, le Soir, dans la Hague, de M. Rapin ; un Grain, de M. Boudin; le Sentier perdu, de M. Zuber ; la Fleur du paysan, de M. Demont; l’Étang neuf de Billonnay, de M. Porcher, l’Avril, de M. Isenbart, tableaux d’impressions saines et fortes, étudiés avec soin et poussés avec conscience, où le talent de ces artistes déjà connus se développe avec une liberté et une sûreté qu’ils n’avaient pas encore atteintes. Il y a, en vérité, beaucoup d’agréables stations à faire devant ces paysages du Salon, même devant les simples études, ne fût-ce que pour admirer l’étonnante habileté de main avec laquelle les plus jeunes praticiens savent aujourd’hui représenter, dans l’air léger, par des nuances infiniment graduées, la longue fuite vers l’horizon des grands espaces labourés, fleuris ou boisés, sous un ciel calme ou orageux. La Plaine, à Saint-Aubin-Quillebœuf, de M. Binet, et les Avoines, de M. Jan-Monchablon sont, dans cet ordre de sensations délicates, deux morceaux étonnamment heureux. Parmi les animaliers, MM. Barillot, Burnand, Vayson, tiennent le premier rang; et la nature morte, entre les mains de MM. Vollon, Philippe Rousseau, Bail, Zachariam, devient un poème vivant, comme entre celles de M. Desgoffe, une curiosité précieuse.

En somme, dans le paysage comme dans le portrait, dans la peinture contemporaine comme dans la peinture historique, le Salon de 1886 ne dénote aucune suspension, ni aucun affaiblissement de vitalité ; mais il trahit de plus en plus, dans l’exercice de cette vitalité, une incertitude de directions, une insuffisance de méthodes, une incohérence de principes qui en diminuent sérieusement la force créatrice, et qui compromettent la durée comme la qualité de ses