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vivante et bien caractérisée. La figure du moine exaltée est noblement violente, sans grimace, sans mélodrame, d’une coloration grave et vibrante dans un milieu bien adapté. Depuis quelques années, le pinceau de M. Laurens, autrefois un peu dur, acquiert de la souplesse et de la liberté. Sa lumière, moins sèche, se distribue avec plus de chaleur autour des formes plus adoucies. En outre, quand il fait un tableau, M. Laurens ne le compose ni ne le peint comme il ferait d’un pan de mur. C’est une marque de réflexion intéressante à constater chez lui, comme chez tous les artistes qui mûrissent incessamment leur talent par l’étude.

L’influence de M. Laurens est visible dans plusieurs toiles remarquées, notamment dans la Mort de l’évêque Prœtextatus, par M. Bordes, que le jury a déjà signalé en 1884 pour ses qualités de naturaliste énergique. M. Bordes a pris son sujet dans les Récits mérovingiens, qui ont souvent inspiré si virilement M. Laurens. Prétextat, évêque de Rouen, l’ancien protégé de Brunehaut, a été frappé en pleine église par des assassins à la solde de Frédégonde. Deux diacres l’ont transporté dans sa chambre et couché sur son lit. À ce moment, soulevant la lourde portière, couronnée d’or, marchant droit dans sa robe somptueuse de brocart vert, le front haut, ironique et impudente, apparaît la reine meurtrière. Le vieillard, nu jusqu’à la ceinture, sous ses couvertures éclatantes, le flanc saignant, redresse sa tête ridée et blanche pour maudire son ennemie. La scène est saisissante et disposée, sans brutalité, avec une résolution très ferme, dans un milieu archaïque soigneusement approprié. Malgré quelques sécheresses, l’exécution, dans son ensemble, est solide et bien nourrie. C’est de l’art sain et sincère ; il n’y manque qu’un peu plus d’aisance et de chaleur pour devenir du grand art. M. Bordes franchira-t-il heureusement la limite qui sépare l’anecdote historique de l’histoire synthétique, le style de la chronique du style de l’épopée? On doit l’espérer; toutefois, la chose n’est pas facile, si nous en jugeons par les efforts que font plusieurs de ses prédécesseurs pour y parvenir, sans obtenir toujours des résultats complets. L’envoi de M. Albert Maignan ne nous donne pas, nous l’avouons, tout le contentement qu’on est en droit d’attendre d’un artiste si consciencieux et si distingué, dont les visées sont toujours hautes et qui parfois a trouvé de poétiques inspirations. Son Réveil de Juliette ne marque aucun affaiblissement d’esprit ni de main ; il y a même dans la façon de grouper et de traiter les figures plus d’aisance et d’ampleur que par le passé ; les deux amans, pris en eux-mêmes, ne sont pas d’un caractère banal ; par malheur, ils sentent le théâtre. Or, si rien n’est plus émouvant qu’une scène bien jouée au théâtre, rien n’est plus déplaisant dans