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les poltrons et les pleurnicheurs, exigea que l’homme fût brave et ne désertât pas devant la destinée. Elle crut, voulut, agit, ne pensa jamais : « A quoi bon? » et ne dit jamais : « Pourquoi faire? »

Au mois de septembre 1582, étant fort malade, elle se rendit de Valladolid à Albe, languit encore deux semaines et mourut. On l’enterra dans le couvent de carmélites d’Albe, derrière les murs et les grilles, au fond d’une fosse très profonde et sous un amas de pierres. Ces précautions ne tinrent pas contre le naturel espagnol. Deux moines travaillèrent quatre nuits à la déterrer et lui coupèrent une main pour en faire une relique. Un autre moine arriva, envoyé par le chapitre des déchaux, la déterra encore et voulut couper le bras, qui lui resta dans la main, « comme s’il avait cueilli un fruit mûr. » Une sœur converse vint avec son couteau, arracha le cœur comme une petite bête fauve et l’emporta. Le pauvre corps a été déchiqueté, les morceaux dispersés dans les châsses des églises. Les villes se disputèrent le cadavre mutilé, afin de passer sanctuaire et but de pèlerinage. Il fut emporté, rapporté; il a fini par trouver le repos à Albe.

Tous les soirs, de dix heures à onze heures, dans l’étendue immense du monde chrétien, la carmélite prie. Sa prière n’est pas pour elle, non plus que les meurtrissures de son dos et les tiraillemens de son estomac. La prieure lui a répété tout à l’heure, comme elle le fait chaque soir, que la carmélite occupée de son propre salut est une carmélite indigne; elle est venue là pour secourir les âmes des autres et non la sienne. On lui a dit aussi que c’était l’heure où le mal se prépare dans le monde et, comme elle est entrée dans le cloître jeune et ignorante, ces mots la font rêver de mystères inconnus et redoutables. Elle prie, et il lui semble voir la grande armée du mal envahir silencieusement la terre obscure. La foule grandit, elle va couvrir le monde, mais, en travers de sa route, un groupe est prosterné. Ce sont de pauvres filles vêtues de bure. Devant elles, la sombre armée recule, et quelques-uns sont sauvés qui auraient été perdus. La carmélite emporte dans sa cellule la vision de sa victoire et s’endort heureuse. Elle doit ce magnifique rayon de poésie à sainte Thérèse, qui a cru lui payer tous ses sacrifices par l’espoir d’expier pour autrui. L’espérance, a dit saint Basile, est le songe d’un homme qui veille. L’espérance que la pauvre petite femme a léguée au Carmel est un songe sublime


ARVEDE BARINE.