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son père par la mine noble et le grand air. C’était, dit un contemporain, « une de ces beautés brunes qui sont toujours accompagnées de majesté.» Elle tenait de sa mère une grâce à laquelle personne ne résistait et qui lui servit, plus que les règles et les constitutions, à obtenir de ses religieuses des prodiges de renoncement et d’obéissance. Sa gaîté fit le reste. Elle en avait tant, et de si jaillissante, qu’avec elle on serait allé au bûcher en riant. Déjà âgée, déjà la grande réformatrice et la grande sainte, elle alla s’installer dans un couvent de carmélites où elle avait appris qu’on se mourait, à la lettre, d’ennui et de tristesse, et fut si aimable, si enjouée, rogna si gentiment les pénitences, qu’elle les laissa contentes et heureuses, le cœur épanoui.

Elle avait l’esprit étendu et ferme, l’imagination chaude et emportée. L’éducation en partie double qu’elle reçut la développa dans tous les sens. Son père, dont elle était la favorite, la fit beaucoup lire de très bonne heure et lui inspira un goût pour la science si juste et si sain, qu’elle ne redoutait rien tant pour ses religieuses que les directeurs et confesseurs demi-savans : elle aimait encore mieux les ignorans, pourvu qu’ils eussent du bon sens et point de prétentions. D’autre part, les romans de chevalerie prêtés par sa mère donnaient des ailes à son imagination. Elle passait une partie des jours et des nuits à les lire, tremblant d’être surprise par son père. Puis, Beatrix lui faisait réciter des rosaires, des prières difficiles à comprendre; don Alphonse lui donnait la Vie des saints, presque aussi amusante que les romans de chevalerie; elle entendait le bruit d’armes de ses neuf frères, tous occupés, depuis le maillot, de jeux militaires, et sa petite tête travaillait, et elle voulait, elle aussi, faire des actions extraordinaires, elle ne savait pas encore quoi.

A sept ans, elle persuada à son frère Rodrigue, qui en avait onze, de s’en aller ensemble chez les Maures, pour être martyrs, comme dans la Vie des saints. Ils s’échappèrent de la maison, sortirent de la ville et rencontrèrent un de leurs oncles, qui les ramena. Rodrigue ne fut pas brave. Il accusa sa sœur : « c’est la petite, dit-il, la nina qui m’a entraîné. » La nina se défendit hardiment et soutint qu’elle n’avait pas eu tort. Elle voulait aller chez Dieu et il n’y avait qu’à voir dans ses livres si elle n’avait pas pris la bonne route. A quatorze ans, elle devint amoureuse d’un petit cousin. Don Alphonse, cet homme si sage, avait eu l’imprudence, que sa fille, dans son autobiographie, dénonce à tous les parens, d’admettre des petits cousins dans sa maison. Ils étaient tous aux pieds de la sirène, qui s’accuse, comme d’un affreux péché, d’avoir su « donner de l’intérêt à la conversation. » À ce moment-là, le ciel perdit du terrain.