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c’est-à-dire le lendemain même du jour où j’avais reçu les deux lettres. Je trouvai ma mère très faible et dans un grand état de dépérissement, mais tranquille sur elle-même, gaie et prenant intérêt à tout, comme à son ordinaire ; le lendemain et le surlendemain, elle parut reprendre des forces, sous l’action des médicamens, et rien n’annonçait un danger certain ni prochain. Le 21, je dînai en tête-à-tête avec elle, dans son petit salon ; elle trouvait trop fatigant de dîner dans la salle à manger; elle était mieux encore que la veille et dîna modérément, mais de bon appétit. Vers neuf heures et demie, heure à laquelle elle se retirait d’ordinaire, elle me congédia en me disant de venir le lendemain déjeuner avec elle. Il faisait beau, je me promenai sur les boulevards jusque vers onze heures ; à peine venais-je de me mettre au lit, qu’on accourut me demander de la part de M. D’Argenson. Je m’habillai en grande hâte et courus à toutes jambes. Je trouvai ma pauvre mère étendue dans son lit, sans mouvement et sans respiration. D’après ce qui me fut raconté, en entrant dans sa chambre elle avait, selon sa coutume, fait sa prière à genoux, s’était couchée en se déshabillant elle-même ; entrée dans son lit, elle avait dit à sa femme de chambre :

— Relevez-moi la tête, soulevez mon oreiller.

Et, cela fait, en posant sa tête sur l’oreiller, elle avait fermé les yeux et rendu le dernier soupir, sans effort, sans agonie, comme un enfant qui s’endort.

Je passai la plus grande partie de la nuit, avec M. D’Argenson, dans le salon, dont la porte ouvrait sur la chambre à coucher. Il insista pour qu’on n’éveillât point ma sœur, Mme de Lascours, qui, le lendemain matin, en fut au désespoir ; mais quelque rapidement qu’elle fût descendue, elle n’aurait pu recueillir le dernier soupir de notre pauvre mère.

Je ne restai que quelques jours à Paris, tristement préoccupé de détails plus tristes encore, et je rejoignis le plus tôt que je pus ma femme et mes enfans. Mes sœurs, mon frère, tous ceux des nôtres que ce douloureux événement avait réunis se dispersèrent également, la mort dans l’âme. Jamais mère de famille ne fut plus regrettée et plus digne de l’être.

Le coup me fut trop sensible pour me permettre de prêter, vers la fin de l’année, quelque attention aux événemens politiques. Je consacrai ces deux mois à des pensées et à des devoirs plus en harmonie avec l’état de mon âme.


BROGLIE.