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en d’autres circonstances, en d’autres temps, sous une autre mode, avec une autre fortune, on peut concevoir qu’il se fût exprimé par des poèmes et non par des pièces de théâtre ; — essayez de faire la même hypothèse pour Molière !… — En ce sens, le mot reproché à Pope est presque juste ; comme on recherchait pourquoi Shakspeare avait fait des drames, Pope s’écria : « Il faut bien manger ! » Ce génie poétique, à tout le moins bouillonnant sous l’autre, ne pouvait s’empêcher de sourdre et de jaillir au cours d’un ouvrage pathétique, ou comique, ou, — à plus forte raison, — fantastique ; il n’est guère de pièce où il ait trouvé plus d’échappées que dans le Songe d’une nuit d’été : c’est ici une féerie brodée d’un poème.

J’imagine que Shakspeare se fût réjoui s’il eût pensé qu’il y aurait au moins un pays, la France, assez étranger aux habitudes théâtrales de son pays à lui et de son temps, pour que deux siècles et demi après sa mort il n’y fût rien parvenu de cette féerie et de ce poème qu’un titre pour la foule, — un titre isolé, suspendu dans une vapeur légère et odorante, — et, pour une élite, tout ce que cette œuvre mixte avait contenu de poésie. Mais Shakspeare avait compté sans quelques-uns de ses admirateurs : ils ont voulu, si je puis dire, rentoiler cette délicate peinture, et rétablir dessous la vieille trame scénique.

Il était à craindre que la féerie ne parût au gros du public à la fois incohérente et trop simple, déroutante et puérile : on trouverait que l’art de fabriquer cette sorte de machines a fait des progrès, que les Aventures de M. de Crac, par MM. Blum et Toché, sont à la fois mieux composées et plus amusantes ; et l’on en voudrait à Shakspeare, comme à un charlatan, d’avoir fait tant d’embarras dans l’opinion pour se trouver, à l’épreuve, au-dessous de vaudevillistes plus modestes. Quant à la poésie, on ne pouvait espérer que le gros du public la sentirait. — Des amateurs, que devait-on attendre ? Ils se divertiraient sans doute, un moment, à voir ce cadre héroï-comique : Thésée duc d’Athènes, Lysandre et Démétrius gentilshommes, Hermia menacée d’être enfermée au couvent, ces anachronismes auraient même pour eux une gentillesse piquante, qu’ils n’avaient pas pour les contemporains de l’auteur. Ils souriraient aussi aux intermèdes des comédiens : ils se plairaient à trouver déjà dans Bottom quelques traits du Delobelle de Fromont jeune et du Toffolo de la Comtesse Romani ; jusqu’en ces matières futiles, ils se réjouiraient de reconnaître que l’observation de Shakspeare a de la durée ; les boutades sur l’art dramatiques, éparses dans ces quelques scènes, leur agréeraient encore. Ils suivraient peut-être avec complaisance, pourvu qu’on les abrégeât habilement, les manèges des deux couples d’amoureux, et la sincérité de leurs sentimens, et l’euphuïsme de leurs paroles. Ils ne seraient pas insensibles aux allégories mélancoliques ou presque atroces qui raillent l’aveuglement de l’amour. Tout cela donc allait bien ; mais le principal, — pour