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affairés. Ici encore on peut trouver que la place était bonne pour l’éducation d’un futur poète comique. Si l’œuvre de Molière est surtout d’inspiration bourgeoise, elle accuse en même temps la profonde connaissance des mœurs et du langage populaires. Autour de la croix du Trahoir, la mémoire de l’enfant put saisir au vol quantité de ces locutions familières, de ces proverbes d’usage, de ces tropes hardis et justes, où Malherbe voyait un perpétuel sujet d’études pour les grammairiens, une source d’énergie et de couleur pour le style des lettrés. Il y a telle scène du Dépit amoureux, la grande querelle de Marinette et de Gros-René, par exemple, qui, par la verve de l’expression et sa franchise un peu crue, aurait pu se jouer au naturel dans un carrefour du vieux Paris. Au point de vue pratique, on ne s’étonnera pas que le tapissier Poquelin, après d’heureux débuts au coin de la Tonnellerie, ait choisi pour y développer son commerce un endroit aussi fréquenté. Il n’eut pas à s’en plaindre, et ses affaires y prirent un grand accroissement. Dix ans après son mariage, en 1631, il acquérait de son frère Nicolas l’office de tapissier du roi, et lorsqu’il perdit sa femme Marie Cressé, le 10 mai 1632, son fonds avait singulièrement augmenté de valeur. Ce fonds était évalué en 1621 à 2,200 livres ; il atteignait maintenant 6,107 livres, sans parler d’une somme de 2,000 livres argent comptant, dont il va être question tout à l’heure. Le nombre et le prix des meubles qui le composent prouvent que Voltaire se trompait du tout au tout en faisant du père de Molière un « marchand fripier. » C’était, au contraire, un fabricant d’ameublemens de luxe, et, parmi les cliens de la maison, il en est de fort notables, comme M. de La Suze, le baron d’Estissac, le marquis de Fourille, le duc de La Rochefoucauld, père de l’auteur des Maximes.

C’est l’inventaire dressé après la mort de Marie Cressé qui nous donne ces renseignemens sur la situation de fortune des deux époux, évaluée au total à 12,600 livres ; et ils étaient entrés en ménage avec 4,400 livres. Il nous offre aussi les plus curieux détails sur leur intérieur et leur genre de vie, partant sur leur caractère. Dans leur froide indifférence pour ce dont ils parlent, l’aridité de leurs nomenclatures, leur style barbare, les documens d’archives font souvent de ces révélations. Encore faut-il savoir les interpréter ; heureusement, l’inventeur de celui qui nous occupe, Eudore Soulié, lettré autant qu’érudit, n’était pas de ceux qui ajoutent leur propre fatras et leur sécheresse à la sécheresse et au fatras des vieux tabellions. A force d’intelligence et de goût, il a tiré de ces pages froides et mortes un parfait tableau d’intérieur, a digne en son genre, disait Sainte-Beuve, de Mazois ou de Viollet-le-Duc, » digne, pourrait-on ajouter, d’Abraham Bosse ou de Jean Lepautre. Pour ne pas le