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intentions, ils ajoutaient : « Dussiez-vous même nous le défendre et fussiez-vous forcé de vous dire libre en le défendant, ces défenses évidemment contraires à vos sentimens, puisqu’elles le seraient aux premiers de vos devoirs,.. ne pourraient certainement pas nous faire trahir notre devoir, sacrifier vos intérêts et manquer à ce que la France aurait droit d’exiger de nous en pareille circonstance. » Ce factum déclamatoire, qui fut lancé dans les gazettes, constituait contre la famille royale un acte d’accusation plus formidable que tous ceux que pouvaient dresser les plus acharnés des révolutionnaires ; il déchirait tous les voiles, et, dans le temps où Louis XVI n’avait plus de sauvegarde que dans un serment, ses frères frappaient d’avance ce serment de parjure et enlevaient aux actes du roi jusqu’à l’apparence même de la sincérité.

La déclaration de Pillnitz suivait, à titre de preuve ou de pièce à l’appui, ce sophistique commentaire qu’en donnaient les princes. C’est dans cet esprit que la France entière la fut et la comprit. Devant cette glose véhémente que devenaient les savantes réserves du texte et toutes ces minutieuses atténuations dont Spielmann avait enveloppé et comme paralysé ses phrases ? Le merveilleux alors et dans ce cas qui ravissait Kaunitz et rassurait Léopold, fut comme non avenu pour les lecteurs français. Ils interprétèrent avec leurs passions cette pièce, rédigée pour des diplomates de carrière, qui ne lisent qu’entre les lignes et ne parlent qu’à mots couverts. Le fin des choses leur échappa, mais ce n’est pas par le fin des choses qu’on saisit les imaginations populaires. Le peuple veut des idées simples ; celles qui ne le sont point, il les simplifie, sauf à en altérer le sens. C’est à quoi s’étaient exposés les auteurs de la déclaration. Les émigrés n’encouraient pas ce reproche. Leur manifeste avait au moins le mérite d’une grande clarté ; mais plus il était clair, plus il devenait funeste à ceux qui l’avaient composé. Rien ne montre mieux l’impuissance où l’on était de comprendre la marche de la révolution que l’impertinence des propositions et la disproportion des mesures destinées à l’arrêter. La casuistique des Allemands valait, sous ce rapport, la présomption des émigrés. Le public français prit la déclaration de Pillnitz, non pour ce qu’elle était, un expédient de chancellerie, mais pour ce que la donna le parti qui s’en réclamait et qui paraissait avoir intérêt à s’en réclamer. C’est ainsi que cet acte combiné pour retarder les événemens les précipita, et qu’au lieu de soutenir les combinaisons de Louis XVI, il contribua à ruiner les dernières ressources dont ce malheureux roi attendait son salut.


ALBERT SOREL.