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XIXe siècle, l’épargne nationale se trouva derechef tarie ; on emprunta alors en Angleterre et en Allemagne, et la littérature, remise à flot, eut le beau renouveau que l’on sait. Voici les temps de famine et d’anémie revenus pour elle : les Russes arrivent à point ; si nous sommes encore capables de digérer, nous referons notre sang à leurs dépens. A ceux qui rougiraient de devoir quelque chose aux « barbares, » rappelons que le monde est une vaste société de secours mutuels et de charité. Il y a dans le Coran une bien belle sourate : « A quoi reconnaîtra-t-on que la fin du monde est venue ? demande le Prophète. — Ce sera le jour où une âme ne pourra plus rien pour une autre âme. » Fasse le ciel que l’âme russe puisse beaucoup pour la nôtre !

Au moment de l’étudier dans sa littérature, cette âme de la Russie, j’ai presque uniquement parlé de nos lettres françaises, et je ne m’en excuse pas. Durant les années passées là-bas à surprendre la pensée étrangère, à écouter cette langue vague, musicale, souple vêtement d’idées nouvelles, je rêvais sans cesse à ce qu’on en pouvait rapporter pour enrichir notre pensée, notre vieille langue, faite du travail et des acquisitions des ancêtres. Ils ont mis le monde à contribution pour parer leur reine, ils savaient que pour son service tout est permis, qu’on peut rançonner le passant, armer des corsaires, écumer la mer et guetter l’épave. Imitons-les. Certains lettrés prétendent que la pensée française n’a que faire de courir l’univers, et qu’il lui suffit de se contempler elle-même dans son miroir parisien. D’autres disent que la langue doit être désormais une voix impersonnelle, impassible, qu’on la doit travailler comme ces mosaïques de pierres dures et froides que les petits-fils de Raphaël fabriquent à Florence pour les Américains. Pauvre langue ! je croyais que les siècles l’avaient fondue au feu, coulée dans la fournaise, cloche qui enverra au monde ses puissantes volées. Pour la faire plus résistante et plus superbe, comme ils jetaient dans la cuve leurs rires, leurs colères, leurs désespoirs, toute leur âme, ces rudes ouvriers, Rabelais, Pascal, Saint-Simon, Mirabeau, Chateaubriand, Michelet ! .. Langue et pensée, chaque époque doit les refondre sans relâche ; voici qu’après des jours mauvais où elles ont fléchi, cette tâche nous revient ; travaillons-les à la façon de ce métal de Corinthe qui sortit de la défaite et de l’incendie riche de tous les trésors du monde, de toutes les reliques de la patrie, riche de ses ruines et de ses malheurs, métal éclatant et sonore, bon pour forger des joyaux et des épées.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.