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Après la sympathie, le trait distinctif de ces réalistes est l’intelligence des dessous, de l’entour de la vie. Ils serrent l’étude du réel de plus près qu’on ne l’a jamais fait, ils y paraissent confinés ; et néanmoins, ils méditent sur l’invisible ; par-delà les choses connues qu’ils décrivent exactement, ils accordent une secrète attention aux choses inconnues qu’ils soupçonnent. Leurs personnages sont inquiets du mystère universel, et, si fort engagés qu’on les croie dans le drame du moment, ils prêtent une oreille au murmure des idées abstraites ; elles peuplent l’atmosphère profonde où respirent les créatures de Tourguénef, de Tolstoï, de Dostoïevsky. Les régions que fréquentent de préférence ces écrivains ressemblent aux terres des côtes ; on y jouit des collines, des arbres et des fleurs, mais tous les points de vue sont commandés par l’horizon mouvant de la mer, qui ajoute aux grâces du paysage le sentiment de l’illimité du monde, le témoignage toujours présent de l’infini.

Comme leur inspiration, leur pratique littéraire les rapproche des Anglais ; ils font acheter l’intérêt et l’émotion au même prix de patience. En entrant dans leurs œuvres, nous sommes désorientés par l’absence de composition et d’action apparente, lassés par l’effort d’attention et de mémoire qu’ils nous demandent. Ces esprits paresseux et réfléchis s’attardent à chaque pas, reviennent sur leur route, suscitent des visions précises dans le détail, confuses dans l’ensemble, aux contours mal arrêtés ; ils font trop large et tirent les choses de trop loin pour les habitudes de notre goût : le rapport des mots russes aux nôtres est celui du mètre au pied. Malgré tout, nous sommes séduits par ces qualités qui paraissent s’exclure, la plus naïve simplicité et la subtilité de l’analyse psychologique ; nous sommes émerveillés par une compréhension totale de l’homme intérieur que nous n’avions jamais rencontrée, par la perfection du naturel, par la vérité des sentimens et du langage chez tous les acteurs. Les romans russes étant presque toujours écrits par des gens de condition, nous y retrouvons, pour la première fois, les habitudes et le ton des meilleures compagnies, sans une seule fausse note ; mais, en quittant la cour, ces observateurs impeccables font parler un paysan avec la même propriété, sans travestir un instant son humble pensée. Par les seules vertus du naturel et de l’émotion, le réaliste Tolstoï arrive, comme George Eliot, à faire des histoires les plus banales une épopée tranquille, saisissante pourtant ; il nous contraint de saluer en lui le plus grand évocateur de la vie qui ait peut-être paru depuis Goethe.

Je ne veux point prolonger une analyse que j’ai déjà essayée bien des fois ; je devrais répéter tout ce que j’ai écrit ici même. En y revenant, mon unique dessein était de montrer les liens qui rattachent le réalisme russe au réalisme anglais, et ce par quoi ils