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toujours été, tel sera toujours l’instrument de l’analyse psychologique <[1]. » J’ai tenu à citer ces opinions parce qu’elle peuvent s’appliquer au réalisme russe avec la même précision qu’au réalisme anglais.

Je ne m’étendrai pas sur ce dernier. Tout a été dit sur lui à cette place par les trois critiques dont j’ai rappelé les travaux. L’Angleterre garde l’honneur d’avoir inauguré et porté à son plus haut point de perfection la forme d’art qui correspond aux besoins nouveaux des esprits dans toute l’Europe. Le réalisme, procédant de Richardson, a marqué là ses plus glorieuses étapes avec Dickens, Thackeray et George Eliot. A l’heure où Flaubert entraînait chez nous la doctrine dans la chute de son intelligence, Eliot lui donnait une sérénité et une grandeur que nul n’a égalées. Malgré mon goût décidé pour Tourguénef et pour Tolstoï, je leur préfère peut-être cette enchanteresse de Mary Evans ; si on fit encore dans cent ans les romans du passé, je crois bien que l’admiration de nos neveux hésitera entre ces trois noms. Sans doute, il faut concéder aux Anglais la lenteur de leur mise en train ; comme la vie, le réalisme exige de nous un tribut de patience pour nous donner du plaisir ; en le pressant sur cet article, on fausse tous ses ressorts. Il faut se résigner à voir tout un volume rempli par l’éducation de deux enfans, dans la Famille Tulliver, pour comprendre plus tard l’adorable petite âme de Maggie. En lisant ces ouvrages limpides, où rien ne fait mesurer l’espace parcouru, il semble qu’on descende insensiblement dans une eau profonde ; elle n’a rien de particulier, elle est pareille à toutes les eaux ; soudain, je ne sais quel frisson vous avertit que c’est l’eau de l’océan et que vous y êtes abîmé. Prenez Adam Bede ou Silas Marner ; on fit des pages, des pages, ce sont des mots simples pour peindre des faits encore plus simples ; vous les auriez écrits, et moi aussi ; — qu’ai-je affaire de ces choses et de ces gens ? se dit-on. Et tout à coup, sans motif, sans événement tragique, par la seule pression de cette grandeur invisible qui s’accumule depuis une heure, une larme tombe sur le livre ; pourquoi, je défie le plus subtil de le dire ; c’est que c’est beau comme si Dieu parlait, voilà tout. C’est beau comme la Bible ; la visite de Dinah chez Lisbeth et vingt autres passages semblent écrits de la même main que le Livre de Ruth. On sent là combien cette Angleterre est pénétrée jusqu’aux moelles par sa Bible. Et chez George Eliot, c’est bien influence de race, d’atmosphère et d’éducation. Ses opinions sont des moins conformistes, on le sait ; elle a rejeté pour son compte la vieille foi ; n’importe, elle l’a dans le sang, « cette monade religieuse première, déposée

  1. Le Roman naturaliste, le Naturalisme anglais.