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et périt comme la verveine du poète dans le vase fêlé d’où l’eau nourricière a fui. On s’en éloigne, on cherche autre chose ; pour tout observateur désintéressé, ce mouvement de recul est très sensible. Depuis vingt-cinq ou trente ans, l’instinct des générations nouvelles, lassé des inventions puériles et affamé de vérité, demandait impérieusement qu’on revint à l’étude consciencieuse de la vie et qu’on la rendît avec une grande simplicité. Mais sous les variations du goût, le fond de l’être humain ne change pas, il demeure avec son éternel besoin de sympathie et d’espérance ; on ne nous prend que par ces nobles faiblesses, on ne nous prend bien qu’en nous soulevant de terre. Celui qui nous abaisse et mutile nos espérances peut assurément nous amuser une heure ; il ne nous gardera pas longtemps. On oublie aujourd’hui ces vérités aussi durables que l’homme, parce que nous sommes dans un moment de transition et d’universelle incertitude. Les âmes n’appartiennent à personne, elles tournoient, cherchant un guide, comme les hirondelles rasent le marais sous l’orage, éperdues dans le froid, les ténèbres et le bruit. Essayez de leur dire qu’il est une retraite où l’on ramasse et réchauffe les oiseaux blessés ; vous les verrez s’assembler, toutes ces âmes, monter, partir à grand vol, par-delà vos déserts arides, vers l’écrivain qui les aura appelées d’un cri de son cœur.


III

Tandis que le réalisme s’implantait péniblement en France, il avait déjà conquis deux grandes littératures, en Angleterre et en Russie. Là le sol était préparé pour le recevoir et tout favorisait sa croissance. Nous et tous nos frères de race, nous avons hérité de nos maîtres latins le génie de l’absolu ; les races du Nord, slaves ou anglo-germaines, ont le génie du relatif ; qu’il s’agisse des croyances religieuses, des principes du droit ou des procédés littéraires, cette profonde division de la famille européenne éclate tout le long de l’histoire. Contrairement à notre esprit, net et clair, toujours porté à restreindre son champ d’études, l’esprit de ces peuples est large et trouble, parce qu’il voit beaucoup de choses en même temps. Il ne possède pas notre éducation classique, qui nous permet d’isoler un fait, un caractère, et dans ce caractère une passion, de suppléer par mille conventions à tout ce qu’on ne nous montre pas ; il estime que les représentations du monde doivent être complexes et contradictoires comme ce monde lui-même ; il souffre dans sa bonne foi quand on lui cèle quelque partie de cet ensemble, où tout se tient