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trébuche à chaque pas ; et, de colère, il en démasque le ridicule. Il conçoit pour les hommes et pour leur raison un effroyable mépris ; il le déverse dans son livre préféré, dans l’Iliade grotesque du nihilisme, Bouvard et Pécuchet. Ecce homo ! Bouvard, voilà l’homme, tel que l’ont fait le progrès, la science, les immortels principes, sans une grâce supérieure qui le dirige : un idiot instruit, qui tourne dans le monde des idées comme un écureuil dans sa cage. Le malheureux Flaubert s’acharne sur cet idiot ; il oublie que l’infirmité morale est digne de compassion tout comme l’infirmité physique ; sans doute il corrigerait l’enfant assez cruel pour injurier un cul-de-jatte ou un bossu ; et il se comporte comme cet enfant vis-à-vis de l’estropié intellectuel. C’est logique ; il ignore ou dédaigne la parole qui a commandé le respect pour les simples d’esprit en leur promettant le bonheur.

Bouvard et Pécuchet, c’est le dernier mot, l’aboutissement nécessaire du réalisme sans foi, sans émotion, sans charité. Un critique l’a remarqué justement, ce réalisme est condamné à finir dans la caricature ; et Paul de Kock est en un sens son véritable père. Flaubert disait de son livre : « Je veux produire une telle impression de lassitude et d’ennui, qu’en lisant ce livre on puisse croire qu’il a été fait par un crétin. » — Que penser de cette ambition artistique inverse ? Est-elle assez caractéristique d’une décadence avancée ? Qu’on ne s’y trompe pas, néanmoins ; dans la pensée de l’auteur, ce livre n’était pas une farce, mais la synthèse de sa philosophie, la philosophie du nihilisme. Si j’y insiste, c’est avec la conviction qu’il a eu sur notre génération littéraire une influence bien plus grande qu’on ne le suppose ; de tous les ouvrages du romancier, c’est aujourd’hui le plus goûté. Nous allons étudier le nihilisme chez les Russes ; nous ne trouverons pas chez eux cette maladie morale aussi aiguë, aussi triomphante. Flaubert et ses disciples ont fait le vide absolu dans l’âme de leurs lecteurs ; dans cette âme dévastée il n’y a plus qu’un sentiment, produit fatal du nihilisme : le pessimisme.

On a disserté à perte d’haleine sur le pessimisme depuis quelque temps. Les personnes qui digèrent bien et pensent peu l’ont déclaré répréhensible ; c’est ce que pourraient dire de la fièvre, dans les pays malsains, les gens qui ne l’ont pas. On nous a charitablement conseillé d’être gais, avec la candeur de ces médecins qui disent à un hypocondriaque : « Reposez votre esprit sur des idées riantes. » Parmi les docteurs qui nous donnaient ce conseil, certains auraient pu se demander s’ils n’avaient pas aidé quelque peu à l’envahissement du matérialisme sceptique ; et le pessimisme en est sorti comme le ver du fruit pourri. On a produit des