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l’interprétation étroite de l’évangile, — ce qu’on pourrait appeler le sens juif, — d’autre part une révolution qui semblait dirigée contre lui, tandis qu’elle était le développement naturel du sens chrétien. En dehors de quelques esprits dégagés de préventions, un Ballanche par exemple, il a fallu du temps pour qu’on saisit la relation de l’effet à la cause ; aujourd’hui, ces vérités sont dans l’air, comme on dit ; leur évidence est telle qu’à y insister plus longuement, je craindrais d’être taxé d’ingénuité.

Ces considérations étaient cependant nécessaires pour déterminer l’inspiration morale qui peut seule faire pardonner au réalisme la dureté de ses procédés. Il répond à l’une de nos exigences, quand il étudie la vie avec une précision rigoureuse, quand il démêle jusqu’aux plus petites racines de nos actions dans les fatalités qui les commandent ; mais il trompe notre plus sûr instinct, quand il ignore volontairement le mystère qui subsiste par-delà les explications rationnelles, la quantité possible de divin. Je veux bien qu’il n’affirme rien du monde inconnu : du moins il doit toujours trembler sur le seuil de ce monde. Puisqu’il se pique d’observer les phénomènes sans suggérer des interprétations arbitraires, il doit accepter ce fait d’évidence, la fermentation latente de l’esprit évangélique dans le monde moderne. Plus qu’à toute autre forme d’art, le sentiment religieux lui est indispensable ; ce sentiment lui communique la charité dont il a besoin ; comme il ne recule pas devant les laideurs et les misères, il doit les rendre supportables par un perpétuel épanchement de pitié. Le réalisme devient odieux dès qu’il cesse d’être charitable. Et l’esprit de pitié, nous le verrons tout à l’heure, avorte et fait fausse route dans la littérature, aussitôt qu’il s’éloigne de sa source unique.

Oh ! je sais bien qu’en assignant à l’art d’écrire un but moral, je vais faire sourire les adeptes de la doctrine en honneur : l’art pour l’art. J’avoue ne la comprendre pas. Je ne croirai jamais que des hommes sérieux, soucieux de leur dignité et de l’estime publique, veuillent se réduire à l’emploi de gymnastes, d’amuseurs forains. Ces délicats sont singuliers. Ils professent un beau mépris pour l’auteur bourgeois qui s’inquiète d’enseigner ou de consoler les hommes, et ils consentent à faire la roue devant la foule, à cette seule fin de lui faire admirer leur adresse ; ils se vantent de n’avoir rien à lui dire au lieu de s’en excuser. Comment concilier cette abdication avec la part de pontificat que les littérateurs de notre temps sont si empressés à réclamer ? Sans doute, chacun de nous cède quelquefois à la tentation d’écrire pour se divertir : que celui qui est sans péché jette la première pierre ! Mais il est inconcevable qu’on érige en doctrine ce qui