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et de lui-même, un des moyens qu’elle ait pour y atteindre. Dans aucun poète français, il faut bien le savoir, on ne trouverait de rythmes comparables, pour l’ampleur du mouvement, l’aisance et la puissance d’effet, aux beaux rythmes de Victor Hugo.

Mais les qualités lyriques ne vont guère avec les dramatiques, ou plutôt on peut dire, et au besoin démontrer qu’elles s’excluent les unes les autres, qu’elles sont incompatibles, qu’elles ne se rencontrent pas plus dans un même poète que chez un même peintre le génie de la couleur et celui du dessin ; et c’est pour cela que l’on chercherait vainement, dans ce Théâtre en liberté, ce que le poète avait affecté la prétention d’y mettre : une action dramatique libérée des contraintes ordinaires et des conventions accoutumées de la scène. Il Des courtes pièces qu’on va lire, disait un projet de préface, deux seulement pourraient être représentées sur nos scènes telles qu’elles existent. Les autres sont jouables seulement à ce théâtre idéal que tout homme a dans l’esprit. » Il voudrait nous faire croire, avec son « théâtre idéal » qu’il avait autant qu’homme du monde l’instinct dramatique, et que les conditions de nos scènes « telles qu’elles existent, » ont seules gêné la liberté de ses sublimes conceptions. Mais nous, si quelque directeur avait un jour l’idée de monter la Grand’mère ou la Forêt mouillée, nous osons bien lui conseiller, dès maintenant, de n’en rien faire, et de se rappeler seulement l’accueil que recevaient naguère, du public cependant le plus respectueux, Marion Delorme ou le Roi s’amuse. Il faut que MM. Vacquerie et Paul Meurice en prennent enfin leur parti : Victor Hugo fut un génie lyrique, peut-être même, à beaucoup d’égards, le plus puissant qu’il y ait eu chez les modernes, sans en excepter ni Goethe ni Byron ; mais il y a un instinct dramatique plus sûr dans le moindre vaudeville de Duvert ou de Bayard que dans tout le théâtre de ce grand poète, — et je ne fais pas plus d’exception ici pour Hernani que pour Ruy Blas.

Après cela, qu’il y ait de beaux vers dans l’Epée, par exemple, et dans Mangeront-ils ? des scènes assez divertissantes, j’y consens volontiers, comme aussi, d’une manière générale, que l’on retrouve dans le Théâtre en liberté quelque ombre des qualités que nous avons tant admirées jadis dans les Chansons des rues et des bois ou dans la Légende des siècles ; mais elles y sont malheureusement sans âme, et la grande imagination d’autrefois ne les vivifie plus. Rien de nouveau du reste ; et, pour le fond, trois ou quatre idées, pas davantage, qui sont celles dont le poète a vécu cinquante ou soixante ans, qui n’étaient pas bien neuves quand sa rhétorique s’en empara pour les développer à son tour, et dont il a fait, par sa façon de les développer, la banalité même. C’est ce qui me dispensera d’y insister longuement : nous savons tous qu’un roi n’est qu’un bandit, quand il n’est pas un idiot, qu’un prêtre n’est qu’un charlatan, à moins qu’il ne soit qu’une bête, et que la grandeur d’âme, la