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ou qui se pervertissent. Malheur alors au poète qui n’a pas su se faire un fond de bon sens et d’expérience ; il devient la victime de son propre triomphe. Hugo, tout Hugo qu’il fût, n’évita pas la loi commune. Il y aura bientôt quarante ans de cela, quand il eut quitté la France, donnant libre carrière à cette prodigieuse imagination dont le contact du monde, le souci de sa réputation, quelque crainte aussi du ridicule avaient réprimé la fougue et contenu les écarts, il atteignit d’abord, dans quelques pièces des Châtimens et quelques chapitres des Misérables, puis, avec les Contemplations et la Légende des siècles, plus loin et plus haut qu’il n’avait jamais fait. Si ce n’est pas de 1852 à 1865 qu’il produisit ses œuvres les plus parfaites, j’entends celles qui prêtent le moins à la critique et qui n’ont jamais divisé l’opinion, c’est alors certainement qu’il donna, comme l’on dit, toute sa mesure, celle de sa puissance et de son originalité poétiques. Mais les Chansons des rues et des bois marquèrent presque aussitôt le commencement de la décadence ; et insensiblement, de cette imagination de poète il ne demeura chez le solitaire de Hauteville-House qu’un incomparable versificateur, un étonnant rhéteur, et le vieux satyre qui, s’il perçait déjà dans les Chansons des rues et des bois, s’étale plus cyniquement encore peut-être dans le Théâtre en liberté.

Le rhéteur, depuis déjà longtemps, les vrais juges l’avaient reconnu et signalé dans l’auteur, non pas même de Ruy Blas ou des Orientales, mais de Marion Delorme et des Odes et Ballades. Rien, en effet, ne ressemblait plus à de l’excellent Jean-Baptiste Rousseau que quelques pièces des Odes et Ballades. Il y avait là, chez un tout jeune homme, ce que j’appelais tout à l’heure une fécondité d’invention verbale, une abondance de moyens de rhétorique, une ampleur de développement absolument extraordinaire. Il ne faut d’ailleurs jamais oublier qu’en France, avant tout et par-dessus tout, le romantisme a été une révolution de la langue,


Pour mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire,
Et nommer le cochon par son nom…


A la vérité, sous l’excès de la rhétorique, dans les Odes et Ballades, quelque chose d’autre se montrait, et d’assez neuf, et d’assez considérable en son genre. On pouvait disputer si la Grèce, l’Italie, l’Espagne du poète étaient les véritables, comme plus tard son Égypte, sa Palestine ou sa Chaldée. Ce qui du moins était certain, c’est qu’il avait trouvé, pour les peindre et les représenter, des couleurs originales, des traits caractéristiques, et que, si peut-être elles ne ressemblaient pas à la réalité, elles se ressemblaient encore moins entre elles. Mais ce qui dominait tout, c’était bien le rhéteur ou le déclamateur, habile à épuiser les mots de ce qu’ils