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les passions populaires le respect de la justice et des lois. Son bon sens pratique, tout préoccupé d’arrêter la décadence de la patrie, se refuse à reconnaître la distinction, pourtant si vraie et si profonde, du juste selon la nature et du juste selon la loi. Il craindrait d’affaiblir l’autorité de celle-ci en reconnaissant une autre justice que celle qu’elle proclame ; il sait, avant Pascal, que « l’art de fronder et de bouleverser les états, est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source. » Le respect des lois est la condition souveraine du bonheur de chacun et de la prospérité publique ; il ne cherche pas au-delà. S’il admet des lois non écrites, c’est qu’il y a pour lui certaines règles de conduite dont la violation générale entraînerait la ruine de toute société humaine, quelle qu’elle soit. Telle est l’obligation, pour les enfans, de respecter leurs parens, et pour ceux-ci, de ne pas vivre en promiscuité avec leurs enfans. La seule raison qui, selon Socrate, interdise de pareils rapports, est d’ordre purement physiologique ; mais ce sont les dieux mêmes qui punissent d’une postérité débile quiconque méconnaît les lois fondamentales établies par eux pour assurer la propagation de l’espèce.

L’ardent et perpétuel souci de Socrate pour la grandeur d’Athènes explique encore ses entretiens fréquens sur les devoirs du maître de cavalerie, sur les qualités que doit posséder un bon général, et l’importance qu’il accorde aux exercices gymnastiques, assez dédaignés, semble-t-il, par les sophistes. Mais c’est surtout l’âme des jeunes gens qu’il prétend former. Il se défie des hommes d’état du passé, les Thémistocle, les Périclès ; ni leur habileté, ni leurs victoires, ni les richesses dont ils ont comblé la cité, ni les merveilles de l’art, dont ils ont couvert son sol et rempli ses monumens, n’ont empêché la décadence : ils s’y sont donc mal pris. Et Socrate cherche dans l’enseignement de la vertu, et le remède efficace, et le secret de la bonne politique. Faire des hommes se connaissant eux-mêmes, sachant ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent ; courageux et tempérans, exempts de colère et d’envie ; instruits des bienfaits de l’amitié, en pratiquant les devoirs ; capables, au besoin, d’exercer un métier plutôt que d’être à charge à leurs proches et de vivre dans une oisiveté misérable ; pleins de respect pour leurs parens, de pardon pour les torts d’un frère, de piété pour des dieux bons qui ont tout ordonné en vue de notre plus grand bien et veillent avec une sollicitude incessante sur les plus petits détails de la vie humaine : voilà l’œuvre de Socrate, voilà sur quoi il compte pour régénérer sa patrie.

Voir dans Socrate avant tout un patriote, travaillant par la prédication morale au relèvement d’Athènes, n’oblige pas à méconnaître les autres faces de son caractère et de son génie. Il pourra, sans interrompre la mission qu’il s’est donnée, entrer par hasard dans