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discussion est pour eux, comme la parole, un art indépendant de toute matière. Une preuve entre mille est cette anecdote rapportée par Plutarque. Un jour, dans les jeux, un athlète ayant, sans le vouloir, tué un cheval d’un coup de javelot, Périclès, au dire de son fils, passa la journée entière, avec Protagoras, à rechercher quelle était, selon l’exacte raison, ou du javelot, ou de celui qui l’avait lancé, ou des présidens des jeux, le véritable auteur de cet accident. L’éristique apparaît donc comme une sorte d’escrime qui affine et assouplit l’esprit. La logique toute formelle du moyen âge a le même but et peut en donner une idée. Les argumens embarrassans des sophistes servaient d’exercices à leurs élèves ; les résoudre promptement, facilement, c’était faire preuve d’une intelligence agile et désarmer par avance l’adversaire qui s’aviserait d’en employer de semblables. À ce point de vue, l’éristique n’est peut-être pas tout à fait aussi méprisable qu’elle en a l’air. N’a-t-on pas, en revanche, fait trop d’honneur à certains raisonnemens qui ont traversé comme en triomphe l’antiquité et les temps modernes ? Je veux parler des célèbres thèses de Zénon d’Élée contre le mouvement. Il ne m’est pas prouvé, en dépit d’autorités illustres, que ce ne soient pas là de simples jeux de dialectique.

Si formelles que fussent la rhétorique et l’éristique des sophistes, il fallait bien pourtant qu’elles eussent un contenu. Il devait être nécessairement en rapport avec le but tout pratique que poursuivaient les nouveaux maîtres de la jeunesse. M. Zeller a bien montré qu’on ne peut attribuer à aucun sophiste des recherches sérieuses dans le domaine des sciences de la nature ou de la métaphysique. Ce ne sont pas là choses dont ait besoin le futur homme d’état. Périclès avait pris des leçons d’Anaxagore ; mais Périclès était un grand esprit, qui ne pensait pas que les hautes spéculations fussent inutiles à qui veut diriger les affaires de la cité ; d’ailleurs il avait failli expier durement le courageux secours qu’avait apporté son éloquence au philosophe accusé d’athéisme. Le sophiste Hippias étale sans doute des connaissances universelles : physique, mathématiques, astronomie, il sait tout ; il fait tout aussi, car il a fabriqué lui-même son manteau, l’anneau qu’il porte au doigt et jusqu’à ses chaussures. Mais cela prouve seulement qu’en suivant ses leçons on deviendra capable de discourir sur toutes choses, de se tirer partout d’affaire et d’éblouir les niais. Protagoras, un sophiste plus sérieux, n’a que mépris pour ce fanfaron d’omniscience. Ce n’est pas non plus, sans doute, un élève des sophistes que ce Chéréphon des Nuées, enfermé dans son pensoir et chassant du ciel Jupiter pour y faire régner le dieu Tourbillon. Disciple attardé de quelque physicien, il n’est pas de ceux qui tenteront jamais d’aborder la tribune. Un sophiste qui se respecte et qui veut gagner quelque