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pensée suffit au discours. Plus la matière sera banale ou vile, plus éclatant sera le triomphe de la forme. C’est à l’école des sophistes qu’on apprenait à prononcer l’éloge du sel, des souris, des pots, des cailloux. Rappelons-nous que, pour le Grec, sa langue est une musique ; l’harmonie des périodes, le balancement des antithèses, la symétrie de la construction dans les phrases à deux membres, les jeux de mots fondés sur la ressemblance des sons avaient pour ses oreilles un charme dont une mélodie exquise peut seule nous donner l’idée. S’il en fut ainsi, même à la bonne époque, que dire des siècles de décadence ? Là est le secret de l’enthousiasme provoqué par les plus insipides rhéteurs, un Proérésius, un Himérius. Et que sont parmi nous certains poètes d’une certaine école pour qui la forme est tout, la pensée rien ou peu de chose, sinon les héritiers directs de ces musiciens du langage ?

La rhétorique n’est pas seulement l’arme qui conquiert le pouvoir ; elle est aussi celle qui attaque ou qui défend devant les juges. Rarement dans ces cités orageuses, déchirées par les rivalités des orateurs et des partis, un citoyen peut échapper à la nécessité d’être accusateur ou accusé. Quel avantage que de pouvoir, comme se vantaient de l’enseigner les sophistes, rendre plus forte la cause la plus faible et plus faible la plus forte ! Quel cas faire d’un homme qui, traîné devant les juges, n’aurait que répondre, resterait bouche béante, et que le premier venu ferait ainsi condamner à l’amende, à la prison, à la mort ? L’art de la parole ne va donc pas sans celui de la discussion. L’éristique achève la rhétorique. D’ailleurs le Grec est aussi naturellement avide de dispute subtile que d’harmonieux langage. Il se plaît aux raisonnemens captieux, aux dilemmes sophistiques, même aux conclusions ridicules fondées sur les plus grossières ambiguïtés de termes. Les grands sophistes, Protagoras, Gorgias, Prodicus, gardent encore quelque mesure dans cet emploi de l’éristique ; leurs disciples ignorent toute pudeur. Tout leur est bon pour embarrasser l’adversaire. Qu’on nous permette de citer ici M. Zeller. « Si une question gêne le sophiste, il se jette à côté. Si l’on exige de lui une réponse, il s’entête à poser des questions. Si l’on veut échapper à des questions équivoques par une définition précise, il exige une réponse par oui ou par non. S’il pense qu’on saura lui répondre, il repousse par avance tout ce que l’on pourra dire. Si on lui signale des contradictions dans son discours, il dit qu’on a recours à des argumens usés depuis longtemps. S’il est à bout de raisons, il abasourdit son adversaire par des discours dont l’absurdité coupe court à toute réfutation. L’adversaire est-il timide, il lui fait perdre contenance en le prenant de haut. L’adversaire est-il réfléchi, il cherche à le dérouter par des déductions précipitées. L’adversaire est-il inexpérimenté, il