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du doute à l’affirmation, par un rythme régulier dont les oscillations remplissent près de dix siècles.

C’est presque une naïveté de dire que l’une de ces périodes s’explique par celle qui précède et contient l’explication de celle qui suit. Loin d’être indépendans, les contraires s’appellent et se supposent. Sans les Ioniens, les pythagoriciens, les éléates, on ne comprendrait pas les sophistes : la sophistique fait comprendre Socrate. Aucun historien de la philosophie n’a méconnu cette filiation logique. Il ne nous parait pas néanmoins que la philosophie grecque ne soit que le développement méthodique d’une pensée purement abstraite, un enchaînement de systèmes se complétant ou s’opposant par une loi nécessaire. Une telle conception de l’histoire de la philosophie était de mise au temps de Hegel et de Cousin ; elle serait à bon droit suspecte aujourd’hui. M. Zeller fait, avec toute raison, une large part aux causes de l’ordre politique et social. Nous croyons même qu’en ce qui concerne la sophistique, il ne fait pas cette part assez grande. Il veut que les sophistes marquent l’avènement de la subjectivité en opposition au dogmatisme objectif des systèmes antérieurs. La proposition célèbre de Protagoras : L’homme est la mesure de toutes choses, est bien, en effet, la formule même du subjectivisme ; mais je me défie toujours d’une explication qui ramène cette chose vivante, complexe, contingente, l’histoire, aux proportions d’un contraste entre deux abstractions. Ma défiance s’augmente quand on prétend rattacher cette subjectivité des sophistes à la philosophie d’Anaxagore. Le sage de Clazomène avait dit : « Toutes choses étaient primitivement mêlées ; l’intelligence survint et les ordonna. » Cette intelligence ordonnatrice, c’est manifestement l’Intelligence divine, la cause suprême, sinon de la matière, au moins de l’harmonie et de la beauté dans l’univers. Qu’elle soit conçue par analogie avec l’âme qui meut harmonieusement le corps, on n’en saurait douter ; mais que les sophistes aient pu partir de là pour supposer que le Νοῦς (Noûs) d’Anaxagore est simplement la pensée, puis notre pensée ; que, par suite, c’est notre pensée qui ordonne le monde, constitue l’être et la vérité des choses ; est, en un mot leur mesure, — voilà, certes, une induction faite pour surprendre. Qui donc, parmi les anciens, a jamais eu la moindre hésitation sur la vraie nature du principe d’Anaxagore ? Qui s’est demandé si ce ne serait pas par hasard l’intelligence humaine ? Qui même s’est avisé d’attribuer aux sophistes une telle erreur d’interprétation ? Pour cette fois, du moins, le sens historique, ordinairement si juste, de M. Zeller nous parait en défaut.

Que Protagoras et Gorgias aient fait sortir le scepticisme, l’un de la doctrine d’Héraclite, l’autre de celle des éléates, nous n’y contredisons pas ; mais que telle soit la signification principale de leur