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provoqué, sur les rivages d’Ionie, l’éveil de la pensée philosophique. A défaut des inductions de la science, c’est l’analogie qui sert de guide aux premières démarches de l’esprit humain. L’apparente renaissance de la nature quand le jour succède à la nuit, que le printemps met l’hiver en fuite, que les rayons du soleil percent les nuées de l’orage et dissipent l’obscurité lugubre qui semblait tout mêler dans la confusion d’un chaos, — explique analogiquement l’antique naissance des choses et le premier battement régulier de la vie universelle. On sait quelle place tient dans la mythologie védique la lutte d’Indra contre les vaches célestes. La terre est comme calcinée, hommes, troupeaux, moissons périssent de soif : le dieu frappe la nue, et de ses flancs déchirés ruissellent, avec les larges pluies, l’espoir, la fécondité, la joie. C’est donc la nuée ténébreuse qui représentera le mieux à l’imagination poétique de l’Arya le principe vraiment primordial. Mais la nuée, ce sont les eaux ; c’est aussi la nuit. Toutes choses sont sorties des eaux : voilà la cosmogonie d’Homère. Thalès dira de même : Tout vient de l’humide ; le premiers des physiciens de la Grèce n’est que l’inconscient écho de traditions qui remontaient, par une filiation alors ignorée, jusqu’aux plus lointains ancêtres de sa race. Quant à l’idée de ténèbres originelles, n’est-elle pas au fond de la théogonie d’Hésiode, et son chaos n’est-il pas l’équivalent de ces sombres Nuées qu’invoquent Socrate et ses disciples dans la comédie de ce nom ? — Le chaos c’est encore l’air, assure un scholiaste d’Aristophane ; et voilà le système d’Anaximène. — Un rayon d’or traverse la nuit : la lumière le feu, deviendront ainsi, par une association facilement explicable principes d’existence et de vie ; Héraclite expliquera tout par les métamorphoses d’un feu pensant et éternel. — La lumière est aussi l’amour, flamme céleste qui meut et qui féconde tout. Ne reconnaissez-vous pas là l’Eros de Parménide, la Philia d’Empédocle, voire le dieu d’Aristote qui sollicite la puissance indéterminée de la nature par l’irrésistible attrait de sa tout aimable perfection ? — La lumière lutte contre les ténèbres et n’en triomphe souvent qu’avec effort ; à la lutte toutes choses doivent leur naissance, dit Héraclite ; et Empédocle chante la discorde qui met en guerre les uns contre les autres les membres du dieu primitif : sa physique n’est guère que l’épopée des victoires et des défaites alternatives de l’amour et de la haine. — Enfin, l’imagination orientale représente parfois l’univers sous la forme d’un arbre gigantesque ; les nuées s’entrelacent et s’agitent comme des branches battues par l’ouragan. Mystérieux symbole dont on pourrait suivre la trace effacée dans un vers énigmatique de Phérécyde et jusque dans le sens propre du mot matière (ῦλη, bois ou forêt).

Ces ingénieuses conjectures de M. James Darmesteter ne