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entrevu à travers les tempêtes d’une longue traversée, les horreurs de l’hiver, de la famine, de la solitude ; le besoin fut leur premier ennemi, aussi ont-ils légué à leurs descendons, avec le souvenir religieux d’un nouvel exode, l’économie comme première qualité. Après deux cents ans, le Yankee pousse encore à l’excès le souci de l’épargne, il est ingénieux à gagner, maître de tous les métiers, infatigable inventeur, plein de ressources, assez dédaigneux du beau et même du confort, mais décidément victorieux de l’antique adversaire, la faim. Il prévoit tout, sa patience est, comme sa ruse, sans bornes ; il ne compte que sur lui-même, et toutes ces qualités pratiques recouvrent un fond indestructible de mysticisme, d’enthousiasme, de dévotion fanatique. Le sentiment austère, impitoyable du devoir domine tout chez lui ; il a horreur de l’ignorance, et l’humour, ce produit des contrastes, coulé à Ilots dans ses discours avec les citations de la Bible, comme involontairement. Tel qu’il est, Lowell nous l’affirme, nous le prouve, Jonathan ressemble plus à l’Anglais d’il y a deux siècles que John Bull lui-même.

Hudibras, tant admiré de Voltaire, eut l’honneur de proclamer le premier les grands principes de tolérance universelle ; the Biglow Papers contribuèrent peut-être plus qu’on ne le croit à précipiter ce formidable événement, la grande rébellion, qui a supprimé l’esclavage et décidé de l’unité américaine. La seconde série, de 1862 à 1866, en est la partie la plus intéressante. M. Biglow a repris la parole avec la même verve qui l’avait rendu populaire bien des années auparavant ; il s’empare de chacun des épisodes politiques à mesure qu’ils se déroulent ; l’intensité du sentiment patriotique, le réalisme ultra-comique de l’expression, donnent mieux qu’aucune autre production littéraire l’idée de ce grim humour, de cette drôlerie taciturne et farouche qui représentait la gaîté dans l’âme de fer des ancêtres ; l’humour chez eux résiste à tout, aux pires épreuves, aux pertes les plus cruelles, il semble être une forme incompréhensible et déconcertante pour nous de l’héroïsme. Il va sans dire que, par le sujet, un bon nombre de ces poèmes uniques ne peut offrir que peu d’intérêt à l’étranger ; en Amérique même, ils durent leur énorme popularité à l’émotion du moment, à leur coïncidence avec les événemens qu’ils relatent et qu’ils commentent ; quelques-uns cependant gardent tout leur prestige : par exemple, le dialogue entre le pont et le monument de Concord, la bucolique intitulée : Suthin’ in the Pastoral Line, et ce chef-d’œuvre du genre : the Courtin.

Les Biglow Papers subsisteront comme l’expression parfaite de l’esprit d’une région et d’une époque. Si l’on considère que Lowell eut, en outre, la gloire de produire l’ode héroïque la plus belle que