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promenades à Decazeville. — Oui, mais avant, il y avait eu d’autres ordres du jour passablement équivoques. Pendant six semaines on n’a rien fait ; on s’est exposé à encourager par une attitude énigmatique une crise sans issue, et on a laissé à des agitateurs la liberté de conspirer la ruine d’une grande industrie, de préparer la misère de toute une contrée, de toute une population ouvrière. On a certes poussé jusqu’à la dernière limite la longanimité pour une agitation dont les chefs s’avouent eux-mêmes socialistes.

Voici, d’un autre côté, cet incident de l’Isère qui vient d’avoir son retentissement au Palais-Bourbon et dont il faudrait ne parler qu’avec modération, précisément parce qu’il est un des signes les plus graves de la situation morale faite à la France par une politique mal inspirée. C’est un véritable drame qui se passe dans un coin reculé du Dauphiné. Une manufacture, dont les propriétaires sont Lyonnais, possède une chapelle où, depuis plus de quarante ans, sans difficulté, sans contestation, se fait le service religieux pour toute une population ouvrière. Un jour, le préfet du département s’avise de frapper d’interdit cette chapelle ou, du moins, de contraindre le propriétaire à demander une autorisation nouvelle, et comme l’affaire souffre quelque lenteur, un commissaire de police est envoyé : la porte lui est résolument fermée par le directeur ! Après le commissaire de police, c’est le sous-préfet de l’arrondissement qui arrive avec un attirail de guerre, avec deux ou trois brigades de gendarmerie, pour une expédition qui n’est, après tout, rien de moins qu’une violation de domicile : la porte lui est encore fermée par le directeur, entouré de toute une population frémissante ! Il n’en faut pas plus pour qu’un conflit éclate, pour que le sang coule. A quelques coups de feu tirés probablement en l’air par le directeur, les gendarmes, qui n’ont pas dû agir sans ordres, ripostent en faisant usage de leurs armes, au risque d’atteindre une population effarée ou déjà en fuite, — et le résultat est une femme tuée, plusieurs autres femmes blessées, le directeur lui-même frappé peut-être à mort. C’est là le fait brutal. On peut dire sans doute que le malheureux directeur, avec plus de sang-froid, aurait pu se contenter de protester, de faire constater une violation flagrante de domicile par effraction ; mais les agens du gouvernement auraient pu, eux aussi, se borner à constater une contravention qu’ils auraient déférée à la justice. Où était la nécessité d’entrer en campagne contre des femmes, de s’exposer à verser le sang pour fermer une chapelle consacrée au culte depuis quarante-trois ans ? Voilà la différence : à Decazeville, on retient dans leurs casernes des gendarmes dont la présence seule eût sans doute suffi pour sauver un malheureux ingénieur ; dans l’Isère, on ne craint pas d’aller à main armée mettre les scellés sur une chapelle ! et remarquez bien qu’il n’a tenu peut-être qu’à peu de chose que des incidens semblables se soient produits depuis quelque temps sur