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déterminé ? Quel emploi lucratif de leurs troupeaux s’offre à ces éleveurs ? Il serait difficile de le dire. La production a fait la boule de neige sans que le consommateur ait rien tenté pour utiliser une partie même de cette avalanche. La laine, produit fixe et rente sûre, a suffi jusqu’ici à enrichir le berger, à lui permettre même de payer en Angleterre et en France les prix les plus élevés pour ses béliers de choix. Les troupeaux de bœufs ne fournissent guère que leur cuir et leur graisse, aujourd’hui remplacée dans l’industrie par des produits de prix moindre : nulle part on ne les utilise, sinon en nombre relativement restreint, comme bêtes de trait, dans ces pays où partout les chevaux abondent, se multiplient et s’élèvent sans frais. Mais le bœuf a un autre emploi, qui, pour être spécial aux pays neufs, n’en produit pas moins de larges profits. Il est le premier colon du terrain vierge ; colon nécessaire, il a la mission de préparer sous son pied le sol en le consolidant, et d’améliorer le pâturage en le fertilisant : labeur inconscient, mais rude, et pour lui souvent mortel ; les milliers de carcasses en témoignent qui blanchissent au soleil et répandent en s’effritant sous la pluie, dans les terres vierges, le phosphate de chaux qui les féconde. Où le bœuf a passé, les graminées tendres dont les semences sont venues on ne sait d’où germent et se propagent ; dans cet humus formé de la veille, leurs racines chevelues s’étendent et le fixent ; plus chétives que celles qui occupent la plaine avant elles, à peine visibles, elles ne semblent étouffer sous l’abri des plantes sauvages que pour reparaître plus loin plus nombreuses. Tous les soins de l’homme ont moins de prise sur la plaine sauvage qu’une graminée que toute son attention ne saurait acclimater ni répandre ; il ignore même que c’est lui qui l’a apportée dans ses bagages d’homme d’armes venu en conquérant. Sous le pied du bœuf qui l’a foulé, elle a germé seule ; un peu d’abri et elle mûrit, se multiplie, avance, conquiert, civilise, seule, sans le concours de l’homme qui n’y a pris garde ; elle le précède dans la plaine, simple graine, sur les ailes du vent ; elle attend, il lui faut pour vivre les brusques foulemens de pieds du bétail ; par elle, pampa, savane ou steppe est devenue la plaine, la plaine est devenue le champ ; derrière elle, le cheval apparaît, et à cause d’elle demeure ; le désert dont elle a pris possession fuit devant lui ; là où il est, il n’y a plus de solitude : l’espace est conquis et dompté, la civilisation s’y dresse, la barbarie n’y trouve plus de refuge ni d’excuse, le monde s’est agrandi, et l’activité humaine est maîtresse incontestée d’un nouveau domaine. C’est l’œuvre d’une graminée.

Derrière le troupeau de bœufs que le bouvier, gaucho ou cow-boy pousse toujours devant lui vers le désert, le mouton