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forte. L’homme qui commence à perdre la raison n’a plus la force de résister à cet attrait. Il rentrait chez lui par un effort de volonté ; il trouve un débit sur sa route, ses bonnes résolutions s’évanouissent, il y entre et s’y achève.

Il faut donc faire en sorte de diminuer ces établissemens dangereux. Je ne serais pas d’avis d’en limiter le nombre par une réglementation qui pourrait être un peu arbitraire. On le fait en Russie et en Suède, et tout récemment la Suisse vient de s’y résigner[1], mais je crois qu’en France on atteindrait le même but avec moins de rigueur apparente, en appliquant rigoureusement la fermeture aux contraventions et en se montrant sévère pour les autorisations préalables. A l’aide de ces moyens, le nombre des cabarets dépendrait bien réellement de l’autorité judiciaire et de l’administration, qui se feraient ainsi équilibre, tout en marchant vers un même but.

En résumé, — car il faut toujours conclure, — il est possible d’atténuer les ravages causés par l’alcool, et les moyens les plus rationnels sont les suivans : 1° répandre le plus rapidement possible dans les masses une instruction propre à en élever le niveau moral et à y faire entrer le bien-être matériel ; 2° encourager les sociétés de tempérance, les conférences, les publications, tous les moyens de propagande qui peuvent éclairer l’opinion sur la gravité de ce péril social ; 3° élever les droits sur l’alcool et dégrever les boissons fermentées ; 4° appliquer sévèrement la loi sur l’ivresse, y ajouter la fermeture définitive des débits dans les conditions indiquées plus haut, et rétablir l’autorisation préalable en l’entourant de garanties sérieuses.

Parmi ces moyens, les premiers ne peuvent être que l’œuvre du temps et des progrès de la civilisation, les autres rentrent dans le domaine législatif et sont immédiatement applicables. Ces derniers sont simples et pratiques. Les mesures à prendre n’ont rien de vexatoire ; elles sont réclamées par tous les hygiénistes et acceptées par tous les hommes qui ont souci des intérêts et de l’avenir de notre pays. Cependant je ne crois pas à leur réalisation immédiate. L’alcool est une puissance trop redoutable pour qu’on puisse l’attaquer en face dans l’état actuel de nos institutions et de nos mœurs. Les distillateurs et les bouilleurs de cru ont de solides appuis dans les sphères gouvernementales ; dans toutes les villes, les marchands de vin tiennent les débitans dans leurs mains, parce qu’ils les

  1. Le 25 octobre 1881, la Suisse a adopté la proposition soumise ad referendum par le conseil fédéral pour la répression de l’alcoolisme. Elle autorise les autorités cantonales à diminuer le nombre des débits et frappe d’un impôt presque prohibitif les eaux-de-vie malsaines à leur entrée en Suisse. La fabrication et la vente sont également imposées.