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qu’il s’agit d’un laps de dix années, que l’Amérique compte aujourd’hui 50 millions d’habitans et qu’on y consomme en moyenne 8 litres 50 d’alcool par an et par tête.

L’Angleterre, d’après les déclarations faites par M. Thomas-Irving White, représentant de la ligue de tempérance de Londres au congrès international de 1878, l’Angleterre, dis-je, dépense chaque année, en liqueurs fortes, 2,922,130,075 francs[1] et le nombre annuel des décès causés par l’alcoolisme y est évalué à 100,000.

On le voit, les sociétés de tempérance n’ont pas sensiblement atténué le mal dans les pays où elles ont développé le plus d’efforts. Ce n’est pas une raison pour décourager leur zèle. Leur action ne peut s’exercer qu’avec le temps, et elles ont besoin de s’appuyer sur ces deux élémens de tout perfectionnement social : le progrès de l’instruction dans les masses et l’augmentation du bien-être qui en est la conséquence. C’est la même pensée que le président de la ligue belge a formulée, en 1882, dans des termes différens : « Il n’y a que deux remèdes contre l’alcoolisme, a-t-il dit, la suppression de la misère et la suppression de l’ignorance. » Il est certain que le jour où tout le monde sera bien convaincu que l’alcool est un poison, que celui qui en use compromet sa santé et abrège sa vie, que celui qui en abuse a pour perspective un fit d’invalide dans un hospice ou un cabanon dans un asile d’aliénés, ce jour-là il y aura bien encore des alcooliques, mais ils seront en petit nombre, et leur exemple ne sera plus un danger. Il est évident encore que lorsque l’ouvrier pourra se procurer un logement salubre, propre et ensoleillé, qu’il y trouvera, en quittant l’atelier, une femme accorte et souriante, des enfans gais et bien tenus, il rentrera chez lui sans effort ; il y apportera le fruit de son travail et il y oubliera le cabaret. Il est probable même que si les philanthropes qui déploient un zèle si louable dans leur propagande avaient la pensée d’élever autel contre autel, et de créer pour les ouvriers des établissemens confortables dans lesquels on leur débiterait, à des prix modérés, des boissons salubres et variées, ils en prendraient peu à peu le chemin. Ce serait une entreprise analogue à l’œuvre des fourneaux, qui agit exactement dans le même sens ; car, ainsi que l’a montré M. Yves Guyot, l’alcoolisme fait d’autant moins de ravages parmi les populations qu’elles sont mieux nourries.

Tous ces moyens, fondés sur la persuasion et sur le bon sens, sont

  1. C’est le chiffre de 1860 pour une population de 30,838,210 habitans que la Grande-Bretagne avait alors. Cette somme, quelque exorbitante qu’elle paraisse, s’explique par les droits très élevés (477 francs par hectolitre) que l’Angleterre prélève sur les alcools ; la différence qui s’observe entre cette évaluation et celle que j’ai donnée plus haut pour la France, s’explique à son tour par ce fait que, dans mon calcul, je n’ai pas dû tenir compte des droits.