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chaque jour les séances au cabaret deviennent plus longues, les libations plus copieuses et la misère plus profonde au logis. En même temps la santé s’altère et les entrées à l’hôpital se multiplient, jusqu’au jour où l’alcoolique succombe, en abandonnant sa famille à la charité publique, en léguant à l’état de jeunes recrues pour l’armée du vice et souvent du crime.

Le paysan n’a ni les mêmes facilités ni les mêmes tentations. Il ne peut s’enivrer que le jour où il vient à la ville ou au bourg. En Bretagne, c’est le dimanche. La messe une fois entendue, les paysans entrent au cabaret, graves, silencieux. Ils boivent jusqu’à ivresse complète, s’en retournent en titubant jusqu’à la ferme et se couchent pour cuver leur eau-de-vie, à moins que, pour abréger la distance, ils ne restent en chemin, étendus dans quelque fossé.

L’eau-de-vie qu’ils boivent est encore plus mauvaise que celle qu’absorbent les ouvriers, et ces pauvres gens qui, pendant toute la semaine ont vécu de végétaux et de féculens, n’ont bu que de l’eau ou parfois un peu de lait, s’enivrent avec la plus grande facilité. Leur détestable régime les rend souvent gastralgiques ; cet empoisonnement hebdomadaire est suivi d’un ou deux jours de maladie qui les débilitent encore ; mais ils ont ensuite le reste de la semaine pour se reposer et, en matière d’alcool, c’est l’usage quotidien qui est terrible. Aussi les paysans résistent-ils beaucoup plus longtemps que les ouvriers.

En somme, ce sont là les deux classes de la société sur lesquelles l’attention doit se concentrer et, comme elles représentent les trois cinquièmes de la population de la France, elles valent la peine qu’on s’en occupe. Les soustraire à ce péril n’est pas chose facile ; dans tous les cas, on ne doit pas compter sur un résultat immédiat. On n’arrivera pas plus à supprimer l’ivrognerie qu’on n’est arrivé à faire disparaître le vol et le meurtre, ce qui n’empêche pas de les poursuivre.

Il ne faut pas se flatter non plus de l’espoir de corriger les gens qui sont devenus alcooliques. Si ce vice n’est pas absolument incurable, il s’en faut bien peu. Pour ma part, dans le cours de ma longue carrière, je ne me souviens pas d’avoir observé plus d’une ou deux guérisons : encore ne répondrais-je pas de leur solidité, si les malades se trouvaient placés dans un milieu favorable à la récidive. C’est à prévenir cette terrible habitude qu’il faut s’appliquer. Il faut surtout tâcher d’en préserver les jeunes sujets. C’est pour cela que nous avons toujours demandé, avec insistance, la suppression de cette ration d’eau-de-vie qu’on délivre tous les matins, à bord des navires de l’état, aux matelots et même aux novices. Nous