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désordres organiques qui l’y amènent, c’est là qu’il doit fatalement finir ses jours. Cela se comprend. Que l’alcool s’introduise dans l’organisme par un usage quotidien et régulier, ou que le buveur en prenne de temps en temps des quantités considérables, ses effets sont les mêmes. Mêlé au sang qui baigne tous les organes, il ne peut pas manquer de les altérer dans leur texture et d’y produire à la longue des désordres incompatibles avec leurs fonctions. Cette altération lente est semblable à celle qu’amènent les années. L’alcoolisme, comme l’a dit M. Lancereaux, n’est, en somme, qu’une vieillesse anticipée ; j’ajouterai qu’elle ne se prolonge guère. Tandis que le buveur de vin peut parcourir une longue carrière, le véritable alcoolique ne résiste pas au-delà de dix ans.

Son existence n’est pas la seule qu’il abrège. Son vice le poursuit et le frappe dans ses enfans. Tous portent l’empreinte de l’hérédité. Chez quelques-uns, elle se traduit seulement par une mobilité nerveuse plus grande, une disposition aux convulsions dans le premier âge, à l’hystérie chez les jeunes filles ; mais tout se borne là. Chez d’autres, ce sont de véritables attaques d’épilepsie qui se montrent et, à la Salpêtrière, les trois quarts des enfans atteints de cette maladie proviennent de parens alcooliques. La prédisposition à la méningite tuberculeuse et, plus tard, à la phtisie pulmonaire, est également le lot de ces pauvres déshérités. Enfin, la plupart d’entre eux sont d’une intelligence bornée et quelques-uns apportent en naissant un penchant irrésistible pour les boissons fortes. Les soins de la famille ne parviennent pas toujours à les sauver du vice dégradant dont ils ont trouvé le germe dans leur berceau. Tous les médecins pourraient en citer des exemples ; et les familles détruites par l’alcoolisme ne se comptent plus[1]. Autant vaut sans doute qu’elles ne se perpétuent pas ; mais, si ce sont des individualités peu regrettables, il n’en résulte pas moins une perte pour la population, et cette considération a sa valeur dans un pays qui se dépeuple d’une façon aussi déplorable que le nôtre.

Ce que je viens de dire des désordres causés par l’alcool ne s’applique qu’aux gens qui en font un abus continuel. Pris en petite

  1. Le British medical Journal cite un fait de ce genre tout à fait concluant. Il s’agit d’un père alcoolique dont les sept enfans ont eu la destinée suivante : les deux premiers sont morts de convulsions dans le premier âge ; le troisième, arrivé à l’adolescence, a été enfermé comme incurable dans une maison de fous ; le quatrième est parvenu à l’âge adulte, mais c’était un alcoolique qui fut condamné à cinq ans de prison pour vagabondage. Après eux vint une fille qui, s’étant mariée, tua son enfant, empoisonna son mari et finit par se suicider ; le sixième fut condamné à mort pour meurtre. Le dernier né a succombé tout jeune dans un hospice. Enfin, le père de cette intéressante famille, devenu idiot et paralytique, a fini ses jours dans un asile d’aliénés.