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l’industrie se bornent à enlever leur mauvais goût aux esprits pour les faire accepter par les consommateurs, mais elles ne les dépouillent pas complètement de leurs principes toxiques. D’ailleurs, les alcools à 85 degrés, ainsi que les trois-six du commerce, qui contiennent encore leurs mauvais goûts de tête et de queue, sont employés, sans autre rectification, au vinage, à la préparation de l’absinthe, ainsi qu’à la fabrication du kirsch et du rhum artificiel du commerce. C’est pour cela que ces boissons sont plus nuisibles que l’eau-de-vie, qui est constituée en général par 42 à 48 parties d’alcool bien rectifié, 58 à 52 parties d’eau et une matière colorante.

En résumé, toute liqueur qui renferme en proportion notable un des alcools supérieurs dont je viens de parler est une boisson toxique ; ce n’est pas seulement l’ivresse qu’elle détermine, c’est un empoisonnement dont les résultats sont terribles pour les familles et pour les nations, alors que ceux qui s’abandonnent à cette passion ne sont plus des individualités isolées et qu’ils forment légion. Bien que ces conséquences désastreuses soient généralement connues, il n’est pas sans intérêt de les faire ressortir encore, et surtout de mettre en relief certains côtés de la question sur lesquels on ne s’est pas suffisamment appesanti.

Tout le monde connaît les effets de l’alcoolisme aigu, l’état dégradant dans lequel il plonge celui qui y est en proie, les querelles, les rixes qu’il amène, les morts subites, les suicides, les crimes qu’il cause parfois ; mais les conséquences de l’alcoolisme chronique sont moins connues. Cette forme est plus fréquente qu’on ne le croit, parce qu’on ne la reconnaît pas toujours. Il est une foule d’alcooliques qui ne vont jamais jusqu’à l’ivresse complète et qui parviennent à dissimuler leur vice à ceux qui les entourent. Les médecins ne s’y trompent pas. Ils les reconnaissent à l’expression du visage et du regard, qui est étrange et comme hébété, à la coloration un peu plus marquée du nez et des pommettes et au tremblement tout particulier des mains. Quand ces phénomènes se manifestent, le malade a depuis longtemps perdu l’appétit et le sommeil. La dyspepsie est déjà survenue et les troubles de l’intelligence et de la motilité ne tardent pas à se produire. Ce sont d’abord des fourmillemens aux extrémités, des crampes et parfois des douleurs assez vives. Ces symptômes s’observent plus spécialement chez les buveurs d’absinthe. Puis viennent les cauchemars, les rêves effrayans auxquels succèdent bientôt les affreuses hallucinations du delirium tremens, que tous ceux qui sont au courant de la littérature moderne connaissent parfaitement aujourd’hui le malade, s’il appartient aux classes pauvres vient alors s’échouer dans un hôpital ou dans un asile d’aliénés. Du reste, que ce soient les troubles de l’intelligence ou les