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jusqu’ici que par des moineaux, par d’obscurs serins, dont son oreille difficile et superbe a méprisé l’insipide ramage.

M. Karpeles, plus hardi que M. Proelss, ne craint pas d’avancer que Heine a trahi son génie et sa renommée en venant s’établir en France, « que la Babylone des bords de la Seine exerça une influence funeste sur son caractère comme sur son talent. » Apparemment c’est chez nous qu’il perdit sa virginale innocence ; en ce qui concerne son talent, on pensait jusqu’à ce jour qu’il avait composé à Paris quelques-unes de ses œuvres les plus importantes et les plus accomplies, son livre sur l’Allemagne, ses Dieux en exil, Atta Troll, le Conte d’hiver, le Romancero. S’il en faut croire M. Karpeles, il a donné beaucoup à la France et il en a reçu peu de chose. Il convient pourtant qu’elle lui a donné sa femme et qu’à tort et à travers il a aimé tendrement sa Mathilde jusqu’à la fin, qu’il l’appelait son ange : « Seigneur, laisse-moi près d’elle. Quand je l’entends babiller, mon âme boit avec délices la musique de cette voix charmante. » La France a procuré aussi à cet exilé volontaire, qu’elle traita en fils adoptif, le repos, les douceurs de la vie, une pension, des amitiés dont il faisait gloire, tout un public d’admirateurs passionnés, sans parler des fêtes que la Revue où nous écrivons prépara plus d’une fois à son amour-propre exigeant, qui voulut bien se déclarer satisfait. Selon M. Karpeles, il employa tout le temps de son exil à soupirer après l’Allemagne. Sans doute il lui arriva souvent de la regretter. Comment ne l’eût-il pas aimée ? C’était là qu’on parlait sa langue et c’était là que vivaient tous ses ennemis, et ses ennemis étaient la chair de sa chair. Mais, après tout, il quitta l’Allemagne, qui ne le chassait point ; il passa vingt-cinq ans chez nous ; la France ne l’avait point appelé et rien ne l’empêchait d’en sortir.

La nièce du poète, Mme Maria Embden-Heine, devenue princesse della Rocca, est allée plus loin que M. Karpeles. Cette aimable personne, qui se sait tant de gré à elle-même d’avoir passé quelques heures au chevet de son oncle mourant et qui parle avec tant de hauteur de la femme qui le soigna huit ans, voudrait nous faire croire qu’il eût vécu longtemps encore s’il avait pu respirer un peu d’air allemand, presser un cœur allemand sur son cœur. En vérité, les cœurs allemands ne manquaient pas à Paris ; mais Heine les tenait à distance, et quelquefois leur défendait sa porte. Il accusait ses compatriotes de venir l’espionner en France pour le diffamer ensuite en Allemagne. La critique allemande a détruit plus d’une légende, elle en a créé quelques-unes. Dans un siècle d’ici, un autre Proelss ou un autre Karpeles racontera que Henri Heine était un grand poète et un chaud patriote, nourri de toutes les vertus germaniques, que pour son malheur il vint s’établir à Paris, où il contracta le goût des plaisirs défendus et de la plaisanterie profane, mais que, rongé d’un secret repentir, il avait résolu d’aller se retremper, se purifier dans l’air natal,