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de le considérer comme un déserteur, comme un demi-étranger. Mais aujourd’hui qu’elle est pauvre en poésie et qu’à ses grands dieux ont succédé des dii minores, suivis eux-mêmes de dieux minuscules, elle cherche à réparer ses pertes en exerçant partout ses reprises et elle revendique comme son bien le plus cher la brebis infidèle qui refusa toujours de rentrer au bercail. On s’applique à démontrer qu’en dépit des apparences Henri Heine était un bon et chaud patriote, que ses épigrammes ne tiraient pas à conséquence, que ses colères étaient des dépits amoureux. Un illustre homme d’état disait d’un tribun très célèbre : « Nous devrons l’avaler, il faut le nettoyer. » Les nouveaux biographes du romantique défroqué le nettoient beaucoup avant de l’avaler. Ils lui prêtent gracieusement des vertus auxquelles il attachait peu de prix, une fermeté de principes et une droiture d’intentions qu’il se souciait peu d’avoir, et, au risque d’attenter à sa gloire de poète, ils en font un brave homme, qui, à vrai dire, fut quelquefois un grand pécheur. Que Dieu lui fasse grâce ! Il vivait dans un temps où tout le monde péchait. Il n’a pas connu les temps nouveaux, le royaume de gloire, séjour des bienheureux ; il n’a pas pu dire :


Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert, brillante de clartés ?


L’un de ces biographes, M. Robert Proelss, affirme que, si Heine avait pu contempler l’Allemagne telle qu’elle est aujourd’hui, il aurait approuvé tout ce qui s’y passe et que ses épigrammes se seraient changées en hosannas. Avec quelle joie n’aurait-il pas vu ses anciens coreligionnaires affranchis de toute servitude et devenus les égaux des chrétiens ! Il nous semble pourtant que les vieux préjugés ne sont pas morts, que les juifs allemands ont été naguère fort molestés, fort tracassés. Un prédicateur de la cour de Prusse avait découvert qu’ils étaient trop nombreux, et on a longuement disputé sur la meilleure méthode à suivre pour les empêcher de multiplier, pour rabattre leur orgueil et les faire rentrer dans leur néant. M. Proelss prétend aussi que, si Heine revenait au monde, il compterait parmi les admirateurs les plus enthousiastes du chancelier de l’empire. C’est possible, mais ce n’est pas certain. Il n’admirait pas seulement le grand empereur parce que le grand empereur gagnait lui-même ses batailles, il l’aimait pour sa folie et pour ses malheurs. On peut être un très grand homme d’état et n’avoir rien de ce qui enchante et séduit des yeux de poète. Les politiques, les historiens ont rendu un juste hommage au puissant génie de M. de Bismarck ; les muses, ces solitaires divines, n’ont rien trouvé à lui dire. Aucun rossignol n’a chanté sa gloire ; elle n’a été célébrée