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le Dieu superbe des chrétiens, qui lui avait imposé le sacrifice de son honneur et ne lui en tenait aucun compte. Les portes ne s’étaient pas ouvertes ; il avait beau s’enquérir, solliciter, il parlait à des sourds. Que lui restait-il à faire ? Il n’hésita pas, il partit pour la France, il s’en alla respirer cet air de liberté qu’il avait humé dans son enfance. Il résolut de vivre et de mourir dans un pays où la tolérance a si bien passé dans les mœurs qu’elle n’est plus une vertu, mais une habitude commode, dans une ville où personne ne s’avise de demander au talent des billets de confession, ni de s’informer s’il est circoncis ou incirconcis et qui a béni l’eau dont on l’a baptisé. Il arrivait à Paris le 3 mai 1831, et un an plus tard, en remettant une lettre de recommandation à son ami Ferdinand Hitler, qui partait pour l’Allemagne, il y glissait ces mots : « Si quelqu’un vous demande comment je me porte ici, répondez : comme un poisson dans l’eau, ou plutôt dites à tout le monde que toutes les fois que dans les profondeurs de la mer un poisson demande de ses nouvelles à un autre poisson, celui-ci répond : « Je me porte comme Henri Heine à Paris. » Vingt ans après, il écrivait : « Au lendemain de la révolution de juillet, je rompis mon ban et je vins m’établir en France, où j’ai vécu depuis, tranquille et content, en Prussien libéré. »

L’Allemagne a souvent varié dans ses sentimens pour le Prussien libéré, dans sa façon de juger l’homme et ses livres. Lorsque les éditeurs, longtemps méfians, se décidèrent enfin à publier ses premiers recueils de vers, ce fut un enchantement. Jamais musique n’avait été plus douce aux oreilles allemandes ; on se rappelait Goethe et ses débuts, à cela près que le nouveau musicien mêlait à ses mélodies les plus délicieuses, les plus caressantes, un ragoût de malice et d’ironie, des tintemens de grelots moqueurs, des dissonances hardiment cherchées, qu’il ne se mettait pas toujours en peine de sauver. Malice et sentiment, tout coulait de source ; l’homme était ainsi fait, et sa poésie, c’était lui. La sensation fut grande ; le jeune vainqueur eut du premier coup des admirateurs idolâtres, tout le monde voulait le connaître, et ses agrémens, ses séductions, le charme de son esprit et de ses manières, lui tirent beaucoup d’amis ; mais il ne s’entendait pas à conserver ses amitiés. Cet homme charmant était un paquet de nerfs, et les nerfs ne sont pas des compagnons sûrs. Il appartenait à la famille des grands félins. Petits ou grands, les félins ont l’humeur irritable et mobile. Dans leurs bons jours, tout leur plaît, tout leur va ; dans les mauvais, les existences les gênent et les offusquent ; qu’une ombre vienne à passer entre eux et le soleil, ils s’inquiètent, ils s’agacent, et leur majesté fourrée allonge des coups de griffe à la seule fin de se faire les ongles. Heine était d’un naturel généreux, il aimait à donner presque autant qu’à recevoir, et ce n’est pas peu dire, mais il avait le génie de