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dogmes orthodoxes de la religion catholique… J’ose espérer qu’un jour, devant les assises du jugement dernier, dans la vallée de Josaphat, on me comptera comme une circonstance atténuante d’avoir été admis, par une faveur pernicieuse, à suivre dès mon âge le plus tendre les leçons philosophiques du recteur Schallmeyer. » En revanche, il attribuait à l’un de ses oncles maternels, Simon de Geldern, le développement précoce de son imagination. La maison de ce petit homme, au visage pâle et sérieux, était un magasin de curiosités, une arche de Noé, et il autorisait son neveu à passer de longues heures dans un grenier plein de vieilles caisses, où l’enfant découvrait des trésors. Sa tête se prenait, se montait, et la vieille chatte qui lui tenait compagnie dans ce mystérieux réduit lui faisait l’effet d’une princesse enchantée.

Il trouva dans les caisses des traités de magie noire et de magie blanche, les œuvres de Paracelse, de van Helmont, d’Agrippa, et le journal manuscrit d’un grand-oncle, surnommé le Chevalier ou l’Oriental, lequel avait couru de grandes aventures en Orient, où il avait fait tour à tour le métier de chef de brigands, de chevalier d’industrie, de mystique, de visionnaire, d’utopiste. « Ce mystique était quelque peu charlatan, lisons-nous dans les Mémoires de son très irrévérent neveu ; le bon Dieu lui-même n’a-t-il pas son charlatanisme ? Lorsqu’il promulgua sa loi sur le mont Sinaï, il ne dédaigna pas à cette occasion de fulgurer et de tonner, quoique sa loi fût si excellente, si divinement bonne qu’elle aurait pu se passer de ce grand déploiement de mise en scène. Mais le Seigneur connaissait son public. » À force de méditer les aventures merveilleuses du charlatan mystique, l’enfant prédestiné finit par les prendre à son compte. Il se persuada qu’il avait, lui aussi, couru l’Egypte, la Turquie et la Perse, étonnant les califes, tournant la tête aux sultanes ; comme par un coup de baguette, il était devenu son grand-oncle. Il a prétendu plus d’une fois que plusieurs de ses actions et de ses erreurs de conduite dont ses amis se scandalisaient ne lui étaient point imputables, qu’il fallait les attribuer à son double, dont l’influence occulte se fit sentir dans toute sa vie. Il citait à ce propos la Bible, qu’il aima toujours à citer : « Les aïeux ont mangé des raisins verts, et les fils ont en les dents agacées. »

Sa mère lui avait donné son bon sens, son père l’amour de ce qui brille et la vivacité des sensations ; il devait au bon recteur Schallmeyer ses premiers doutes, à son oncle Simon de Geldern ses premiers rêves. Il n’eut pas besoin de sortir de sa famille pour trouver l’occasion qui fait les poètes, pour ressentir le choc douloureux de la réalité et des songes, pour connaître ces ennuis du cœur qu’il faut charmer par des contes, endormir par des chants. Nous savons maintenant qu’il nourrit longtemps une passion malheureuse pour sa cousine Amélie,