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encore dans les angoisses et les langueurs d’une longue et féroce agonie. Quand les étoiles se sont prononcées, les mères n’y peuvent rien.

Heine n’avait pas attendu d’écrire ses Mémoires pour faire le portrait de son père : « C’était la meilleure âme du monde, lit-on dans un passage des Reisebilder, et il fut longtemps un homme superbe ; tête poudrée, petite queue élégamment tressée, qui ne pendait pas, mais était relevée au-dessus de la nuque par un petit peigne d’écaille. Ses mains étaient d’une blancheur éclatante et je les baisais souvent. Il me semble que je respire encore leur doux parfum et qu’il me pénètre d’une manière piquante dans les yeux. J’ai beaucoup aimé mon père, car je n’ai jamais pensé qu’il pût mourir. » Samson Heine, qu’on a représenté trop souvent comme un petit bourgeois fort insignifiant, était un homme d’humeur légère et de gaîté facile, prompt à l’oubli, insouciant du lendemain, jouissant de ses espérances autant que de ses bonheurs : « Heureux de vivre, il régnait dans son cœur une perpétuelle kermesse ; les violons étaient toujours accordés. »

Il avait suivi jadis dans les Flandres le prince Ernest de Cumberland en qualité d’officier de bouche ; il rapporta de ce qu’il appelait ses campagnes le goût des beaux uniformes, l’admiration de tout ce qui brille, la passion du luxe, du faste, du jeu et des aventures de coulisses. Ce marchand d’étoffes posséda jusqu’à douze chevaux, qui ne lui servaient à rien qu’à manger beaucoup d’avoine ; il ne consentit à s’en défaire que sur les pressantes sollicitations de sa femme. Il tournait tout en amusement, même ses affaires, qui allaient mal. Peu lui importait de revendre avec peu de profit ou même à perte les velours de coton qu’il faisait venir de Liverpool ; il avait eu le plaisir de les déballer. « C’était un grand enfant, » a dit son fils, et comme lui, son fils le poète eut toujours des entraînemens irrésistibles, des yeux pleins de désirs, la soif de voir et d’avoir, accompagnée de candeurs, de vanités et de joies d’enfant. Ses ennemis accusaient ce terrible moqueur, dont les flèches empoisonnées n’épargnaient ni les rois ni les dieux, d’avoir fait un pacte avec le diable. Mais le diable qui le possédait eut, jusqu’à la fin, le visage et la barbe jeunes et sut rire à gorge déployée, en montrant ses canines, comme on rit à douze ans.

Celui qu’on a défini fort justement un romantique défroqué était à la fois le plus sceptique et le plus imaginatif des hommes. A l’âge où l’on croit tout, il doutait déjà de beaucoup de choses. Il s’en est pris plus tard à l’un des prêtres catholiques qui avaient été ses premiers maîtres, au bon vieux recteur Schallmeyer, qui, pendant l’occupation française, dirigeait le lycée de Dusseldorf et faisait un cours de philosophie pour les élèves de la première classe : « Dans ce cours, il exposait crûment les systèmes de philosophie grecque les plus libres, les plus hasardés, dont le scepticisme était effroyablement contraire aux